— Je n’arrive toujours pas à y croire, dit Cathy. Chad Baker.
Elle était assise à une extrémité du divan, les genoux ramenés contre sa poitrine, et jouait avec ses longs cheveux roux. Ses yeux brillaient de l’expression de quelqu’un qui vient de tomber sur un article particulièrement croustillant dans le magazine People. Jack s’attendait presque à çe qu’elle laisse échapper la phrase bidon « C’était un type tellement gentil… discret, vous savez ? ».
— On ne l’a pas encore formellement identifié, rappela-t-il.
— Bien sûr, mais c’est sa maison, non ? Je n’arrive vraiment pas à y croire.
— Oh, je ne sais pas, intervint Anna. Parfois il avait un regard dans les yeux qui me flanquait les jetons.
Elle était assise au milieu du divan, manifestement triste.
Une partie de cela, comprit Jack, était due au fait que cela lui déplaisait d’apprendre qu’elle avait fréquenté quelqu’un capable de ce que la police avait découvert dans le sous-sol de Baker. Jack se rendait compte qu’elle se faisait également du souci à son sujet… Il était trop proche de sa sœur pour ne pas discerner l’inquiétude sur son visage. S’il avait l’air aussi mal en point que ce qu’il ressentait, ne serait-ce que la moitié, elle avait des raisons de s’inquiéter.
À côté d’Anna, assise à l’autre extrémité du divan, Beth s’était renfermée en elle-même, sa peau déjà pâle était délavée et tirée sur ses traits. Jack aurait voulu lui éviter d’entendre tout ça, mais Cathy et Anna avaient insisté pour connaître la cause de toute cette agitation sur Wendover. Beth n’avait pas besoin d’entendre ce genre de chose en ce moment – alors qu’elle commençait tout juste à remonter la pente. Lorsque Anna réalisa ce que cela lui faisait, il était déjà trop tard.
— Est-ce que… est-ce que vous avez prévenu les parents de la jeune fille ? demanda Beth de sa voix douce.
Jack secoua la tête.
— Je le ferai seulement lorsque je serai sûr que c’était son… que c’est bien elle que Ned a trouvée là-bas. Au train où vont les choses, il est probable que c’est la police qui préviendra ses parents, de toute façon.
Est-ce que cela leur ferait quelque chose ? La mort de leur fille serait-elle un soulagement, ou bien leur donnerait-elle seulement autre chose à reprocher à Janet… mourir de manière si peu discrète qu’ils n’auraient pas la paix pendant des semaines ? Jack s’en fichait pour le moment. Il ne pensait qu’à une chose… à Janet Rowe, seule dans ce sous-sol.
Il s’efforça de ne pas penser à cela et porta son attention sur la chaîne stéréo qui passait l’une des découvertes musicales d’Anna – un album de la chanteuse texane Michelle Shocked. L’album avait été enregistré autour d’un feu de camp durant un festival de folk-song, y compris la stridulation incessante des grillons et le grondement de temps à autre d’un semi-remorque passant à proximité. La voix de Shocked, qu’accompagnaient seulement une guitare acoustique et les bruits de fond ambiants, donnait à la conversation dans le séjour d’Anna l’ambiance d’une soirée dans la forêt. Ne manquaient que l’odeur de la fumée de bois et quelques histoires de fantômes pour faire suite à l’histoire lugubre qu’il venait de raconter.
Des histoires de fantômes…
Il n’avait pas parlé de l’ange ou de son paysage désertique, mais il lui semblait sentir encore ses yeux fixés sur lui, et cela lui donnait des picotements sur la nuque. De temps en temps, la pièce tanguait légèrement, mais le bond scintillant vers les plaines mortes de l’ange ne se produisait pas. Il se passa les mains sur le visage. Depuis cet instant où il avait vu l’ange sortir de la maison de Baker, il avait l’impression que des toiles d’araignées s’accrochaient à sa peau. Entravaient le fonctionnement de son esprit.
Cette image lui rappela un sketch comique qu’il avait vu à la télévision quelques années auparavant – un pharmacien complètement défoncé aux barbituriques. Le type n’arrêtait pas de voir des chauves-souris géantes ou essayait d’enlever des toiles d’araignées qui se collaient à son visage. Anna avait enregistré le sketch sur son magnétoscope et ils se passaient souvent la cassette. Cela les faisait toujours rire aux éclats, mais maintenant cela ne semblait plus du tout drôle.
— Tu as l’air flapi, Jack, fit remarquer Anna.
— Je me sens un peu à côté de mes pompes. Ça t’ennuie si je dors ici ?
Cathy lui adressa un rapide sourire.
— Je reste dormir ici, moi aussi. Tu veux partager la chambre d’ami avec moi ?
Jack n’avait jamais su au juste ce que Cathy ferait si, pour une fois, il acceptait l’une de ses invites, mais, ce soir, il n’avait vraiment pas envie de le découvrir.
— Je serai très bien sur le divan, répondit-il.
Les lèvres de Cathy firent une moue, mais il savait que c’était un jeu.
— J’avais même l’intention de téléphoner à mon travail demain pour me faire porter pâle.
— C’était ton intention, de toute façon, répliqua Anna en se levant. Bon, au lit, tout le monde, c’est l’heure ! Je t’apporte des draps et une couverture, Jack.
Le disque de Michelle Shocked se termina tandis que les trois jeunes femmes montaient au premier. Jack le prit sur la platine et le remit dans sa pochette, puis regarda distraitement la photographie de la chanteuse. Elle avait l’air d’une punk pure et dure avec son T-shirt sans manches et ses cheveux coupés si court sur les côtés et derrière, hérissés sur le dessus du crâne. Cela le fit se demander pourquoi Anna n’avait jamais adopté l’une de ces coiffures punk, elle aussi.
— Ce disque est génial, non ? dit Anna.
Jack tourna la tête et l’aperçut. Elle descendait l’escalier, tenant dans ses bras des draps, une couverture et un gros oreiller.
— Il est… intéressant.
Anna éclata de rire.
— Venant de toi, Jack, c’est presque un compliment. (Elle le chassa gentiment alors qu’il s’apprêtait à l’aider à faire le lit.) Je l’ai reçu par la poste ce matin. C’est une chanteuse américaine, et pourtant j’ai été obligé de commander son album en Angleterre, va savoir pourquoi !
Elle ôta les coussins du divan, puis fit le lit, rapidement et soigneusement, sans le moindre mouvement inutile. Cela amusait toujours Jack de constater que sa sœur, qui pouvait être si bohème et anticonformiste, était en même temps une parfaite femme d’intérieur. Après avoir tapoté l’oreiller, elle s’assit sur le lit fraîchement fait pour lui lancer un long regard attentif.
— Comment te sens-tu… vraiment ? lui demanda-t-elle.
— Déprimé, reconnut Jack. (Au-delà des fenêtres, il sentait la nuit le cerner.) Je l’ai laissée tomber, Anna. Cette pauvre gosse. Je…
(Je deviens complètement dingue. Je suis à côté de la plaque, tu ne peux pas savoir.)
— Tu as fait de ton mieux, n’est-ce pas ?
— Ouais, mais dans ce jeu c’est le résultat qui compte. Pas les points que tu marques pour le style.
Il voulait lui parler de l’ange, de l’endroit où la créature l’avait emmené, du paysage désertique que Ned et lui avaient vu depuis la voiture de patrouille un peu plus tard, mais il ne parvenait pas à trouver les mots. Anna était la seule de la famille à s’intéresser à tout ce qui s’écartait de la normale. Pour sa part, il avait toujours considéré que ce genre de phénomène était dingue. Certains étaient dingues de façon inoffensive, les autres complètement délirants. Il ne possédait pas le vocabulaire nécessaire pour en parler.
— J’aimerais tellement que tu fasses un boulot qui ne te mette pas à plat comme ça, Jack.
Il haussa les épaules.
— Lorsque ce genre de truc se produit, j’essaie de me rappeler les fois où j’ai fait quelque chose de positif.
— Ça aide ?
— Pas des masses, non.
Anna soupira. Elle donna l’impression de vouloir poursuivre cette discussion, puis elle se ravisa.
— Eh bien, ne reste pas assis là, à ruminer ça toute la nuit, dit-elle finalement. Essaie de dormir.
Jack acquiesça.
— Anna ? demanda-t-il comme sa sœur se levait du divan. (Elle s’immobilisa pour le regarder.) Ned m’a demandé de te dire qu’il passerait demain.
Une expression lasse apparut dans les yeux d’Anna. Jack savait qu’elle pensait à Baker… Elle était désolée pour lui, mais surtout écœurée par ce qu’il avait fait.
— Je parie que ce ne sera pas une visite de politesse, dit-elle.
— Pas cette fois, admit Jack. Mais cela ne signifie pas que c’est exclu.
— N’insiste pas, Jack. J’aime bien Ned. Mais…
— Ned est bien dans sa peau en grande partie parce qu’il est flic, Anna. Si tu l’aimes bien… ma foi, tu pourrais aimer cette partie qui fait de lui quelqu’un.
— Il ne s’agit pas simplement de Ned. C’est le fait de penser à lui et à moi, ensemble. Ce sont ses amis et mes amis… ils sont tellement différents. Je ne me vois pas fréquenter le Russell, assister à des réunions entre flics et des trucs comme ça. Et tu sais comment il se conduit avec mes amis.
Un peu comme lui-même se conduisait, songea Jack.
— Les flics ne restent pas toujours entre eux, dit-il.
— Non. Mais ils ne sont pas à l’aise tant qu’ils ne sont pas entre eux. Je le sais, Jack. Je suis sortie avec Ned et toi assez longtemps pour le savoir. (Elle se leva du divan, elle ne voulait pas poursuivre ce qui n’était qu’un vieux débat, de toute façon. Et il n’y aurait jamais de solution.) Dors un peu, Jack. Je te verrai demain matin.
Jack se leva.
— Merci de m’avoir écouté… et de m’avoir donné un endroit où reposer ma tête.
— Fais attention à toi, d’accord ? dit Anna. Et pas seulement physiquement.
Elle lui souhaita bonne nuit et l’embrassa, puis entreprit d’éteindre dans la pièce. Jack attendit qu’elle eût monté les marches et éteignit la dernière lampe dans le séjour, puis il s’assit sur le divan. Il se disait que l’obscurité l’observait, mais il chassa cette impression.
Bon Dieu, mais qu’est-ce que j’ai ? se demanda-t-il. Je vais me glisser dans le lit de ma sœur, parce que je ne peux plus dormir tout seul dans le noir ? Peut-être pas. Mais il y avait toujours Cathy…
Il chassa également cette pensée.
Il s’allongea sur le lit que Anna lui avait préparé sur le divan, ne prenant pas la peine de se déshabiller pour le moment. Les mains derrière la tête, il écouta les trois jeunes femmes qui s’apprêtaient à se coucher. Des bruits de pas dans le couloir au premier. Des robinets que l’on ouvrait dans la salle de bains. Le bruit de la chasse d’eau. Des ressorts de lit qui grinçaient.
Dormir semblait impossible. Trop de fantômes étaient à l’affût, attendant qu’il ferme les yeux et succombe au sommeil… sans parler de l’ange.
Néanmoins, il finit par s’endormir.
Lorsqu’il se réveilla, il ne savait pas au juste combien de temps il avait dormi. Le silence qui régnait dans la maison était si complet que les petits bruits qu’il fit en se redressant parurent étrangement amplifiés. Il entreprit de se déshabiller – qui pouvait bien dormir tout habillé ? – et sourit. Il savait que Cathy ferait un effort pour descendre au rez-de-chaussée suffisamment tôt, demain matin, afin de le surprendre en caleçon.
Son sourire s’estompa tandis qu’il prenait conscience du silence absolu autour de lui. Où était le ronflement du frigo ? Le bourdonnement exaspérant de la pendule ancienne d’Anna, causé par un truc déglingué à l’intérieur, que ni l’un ni l’autre n’avait jamais été capable de découvrir ? Il y avait également une odeur dans l’air. Une odeur de moisi, un peu aigre. Comme s’il se trouvait dans une décharge. Il tendit la main vers la lampe, mais il ne se passa rien lorsqu’il actionna l’interrupteur.
Oh, merde.
Il se leva en hâte. Petit à petit, ses yeux s’étaient habitués à la pénombre. À présent il y voyait suffisamment pour se rendre compte que, bien que ce soit toujours le séjour d’Anna, la pièce n’était pas dans le même état que lorsqu’il s’était endormi. Le divan sur lequel il s’était allongé tombait en morceaux et sentait le moisi. Les meubles indistincts qui commençaient à prendre forme étaient dans le même état, ou pis. Des détritus crissèrent sous ses pieds lorsqu’il se leva du divan.
Des graffitis sur le mur, à l’endroit où avait été accroché Kaléidoscope, un tableau du Suisse Hey Frey auquel Anna tenait tant, attirèrent son regard. Le collage brillant avec ses couleurs acryliques primitives et ses motifs déconcertants gisait dans un coin, tout chiffonné – la demeure de rongeurs, se douta Jack, lorsque quelque chose produisit un bruissement au-dessous à son approche. Les graffitis avaient été tracés à grands traits, de façon irrégulière : J’AI BOUFFÉ SES NICHONS – JODY A EU LA CERVELLE, et c’était signé KIRK. À côté des mots il y avait le dessin obscène d’une jeune femme avec la coiffure à la page d’Anna.
Une colère sourde monta dans la poitrine de Jack tandis qu’il regardait fixement le gribouillage.
Un rêve, se dit-il. Ce n’est qu’un putain de rêve. Tout ce que tu dois faire c’est te réveiller.
D’accord, mais si ce n’était pas un rêve ?
Et si, cette fois, il se trouvait réellement dans cette ville en ruine ?
Puis il se souvint d’un article dans Omni sur les rêves lucides que Anna lui avait lu un jour. D’après cet article, il y avait un moyen de vérifier si on rêvait ou non. Il fallait lire quelque chose, détourner les yeux, puis lire à nouveau. Si on rêvait, les mots changeaient lorsqu’on les regardait à nouveau.
Il détourna les yeux.
Quand il lut les mots à nouveau, ils n’avaient pas changé.
Des conneries, se dit-il. À tout autre moment de sa vie il n’aurait eu aucun mal à accepter cela. Mais après la nuit qu’il venait de passer – l’ange, les scintillements de dislocation, ce paysage désertique, et la ville en ruine… tout avait été si réel…
Il gravit l’escalier en toute hâte, puis ralentit son allure lorsque son pied passa à travers une marche complètement pourrie. Il n’évita la chute qu’en s’agrippant à la rampe. Quelques instants après qu’il se fut redressé, la rampe céda et bascula dans un fracas retentissant vers le rez-de-chaussée. Après cela, il testa la solidité de chaque marche et resta prudemment près du mur. Il arriva en haut de l’escalier puis s’avança dans le couloir.
Toutes les chambres à coucher étaient désertes. Elles puaient l’urine et les excréments, le sang séché. Dans la chambre de Beth, il lui sembla du coin de l’œil apercevoir un mouvement. L’éclat soudain d’une forme pâle près de la porte de la penderie. Il commença à traverser la pièce, mais un craquement sinistre parvint du plancher, et il se figea sur place, retenant son souffle. Il recula lentement vers la porte. Alors qu’il allait l’atteindre, le plancher céda bruyamment dans un nuage de poussière de plâtre.
Il bondit vers la porte tandis que le plancher s’affaissait sous ses pieds, s’agrippa au chambranle puis se traîna vers la sécurité relative du couloir. De la poussière de plâtre pénétra dans ses poumons et le fit tousser. Lorsqu’il fut à même de se redresser, il entreprit de brosser ses vêtements de la main, mais y renonça très vite. Cela provoquait de nouveaux nuages de poussière susceptibles d’irriter ses poumons et sa gorge.
Il appuya sa tête contre le mur et scruta la chambre de Beth. Tout cela paraissait si foutrement réel.
Ses oreilles bourdonnaient encore à la suite de l’effondrement du plancher, aussi lui fallut-il un moment pour discerner les sons légers, familiers, qui provenaient de l’extérieur de la maison. Cette musique à nouveau.
Je suis en train de rêver.
Je dors, allongé sur le divan d’Anna.
En même temps il était ici – où que fût ce putain d’« ici ». Écoutant la musique – si on pouvait qualifier de musique ces sons arythmiques et discordants – il décida de suivre le cours de son rêve. Il se réveillerait lorsque le rêve prendrait fin.
De nouveau allongé sur le divan.
Et rien de tout cela ne se serait produit.
Avec les mêmes précautions, il retourna au rez-de-chaussée et sortit de la maison. Au-dehors, il y avait une odeur différente dans l’air. Métallique. Salée. Il en sentait la saveur sur sa langue. La musique était plus forte. Au-dessus de lui, le ciel ressemblait à celui du paysage désertique, un smog putride, plus jaune que gris. Les maisons s’appuyaient les unes contre les autres, délabrées et rongées par les intempéries. Le toit de certaines s’était effondré. D’énormes trous béants apparaissaient dans les murs d’autres habitations. Tous les arbres étaient morts, leurs branches dénudées. L’herbe des pelouses était desséchée.
(ce n’est qu’un rêve, pas de problème)
Il aperçut un mouvement au bas de la rue – une silhouette à la robe diaphane et à la longue chevelure pâle. Tel un fantôme elle se dirigeait lentement vers la rivière. D’après sa démarche il comprit que c’était une femme. La musique semblait la suivre. Ce devait être l’ange.
Il commença à la suivre, il marchait sur l’herbe afin que le claquement de ses chaussures sur l’asphalte ne l’avertisse pas de sa présence. Elle continua d’avancer, ne manifestant en aucune façon qu’elle savait qu’il la poursuivait, et traversa Warrington Drive vers l’herbe de l’accotement qui courait le long de la rivière. Une fois sur la berge, elle fit halte et Jack ralentit le pas. Il resta sur le côté gauche de Harvard et quitta une pelouse pour couper par le petit jardin public qui occupait le carré formé par la dernière maison, Bank Street, la rivière, et le coin où Harvard rejoignait Warrington.
La musique s’amplifia. Maintenant, Jack entendait distinctement les plaintes et les cris de douleur qui la formaient. Des voix synthétisées se mariaient pour devenir des notes de musique. Il était à mi-chemin du square lorsque la silhouette se retourna.
Ce n’était pas l’ange.
C’était Janet Rowe, avec sa peau à nouveau. Elle le regardait fixement. L’attendait.
(ce n’était qu’un rêve)
Il y eut un bourdonnement dans l’air, il recouvrit la musique qui avait commencé à s’atténuer. Jack s’avança vers la jeune fille. Ses cheveux étaient plus longs que sur la photo que ses parents avaient donnée à Jack, son corps plus épanoui. Elle avait vieilli. Mais c’était la même fille, sans aucun doute. Tandis qu’il s’approchait, il distingua des tubes et des fils qui pendaient de sa tête et de ses bras.
Cet enculé avait fixé des micros sur le corps de la fille, entendit-il Ned lui dire. Il voulait enregistrer tous les bruits qu’elle faisait pendant qu’il l’écorchait.
La musique, composée de voix angoissées.
Le studio d’enregistrement au sous-sol.
Le bourdonnement s’accentua, au fur et à mesure qu’il se rapprochait.
Bon Dieu, pensa Jack. Mais qu’est-ce…
(ce n’est qu’un rêve)
… qui se passe ici ?
À six pas de distance, il fit halte. Il vit que quelque chose clochait avec les yeux de la fille. Il y avait beaucoup trop de mouvement dans les orbites. Il y avait…
Un bruit retentit, un bruit de drap que l’on déchire, la partie supérieure du torse de la jeune fille se fendit, un essaim d’insectes s’en échappa et s’envola. Le bourdonnement avait le volume d’un avion à réaction qui décolle. Un flot de bile remonta dans la gorge de Jack et il recula en titubant. Les mouches obscurcissaient l’air, l’empêchaient de voir distinctement…
(il n’avait pas envie de voir)
… le corps de la jeune fille s’affaisser sur lui-même comme un manteau que l’on fait glisser de ses épaules… étendu sur l’herbe morte… une flaque de peau sur une flaque d’étoffe légère… les mouches bourdonnaient – l’odeur infecte de pourriture dans l’air… Les cheveux étalés sur la flaque de peau et d’étoffe, tel un postiche mis au rebut… la peau s’affaissa d’une façon telle qu’il distinguait encore un visage… gisant à plat… les ténèbres, derrière ces ouvertures pour les yeux, le fixaient.
Jack tomba à genoux et vomit le contenu de son estomac. Les mouches bourdonnaient autour de lui, le frappaient au visage, crissaient contre ses vêtements. Il tenta frénétiquement de les chasser, un cri se forma dans sa gorge. Puis le monde bascula sous ses genoux. Pris de vertige, il tomba vers le sol. Et il resta étendu, les yeux levés vers un réverbère allumé, ébloui par sa lueur.
— Hon… hon…
Sa gorge se contracta convulsivement tandis qu’il se tournait sur le côté pour regarder l’endroit où les restes de la jeune fille s’étaient répandus sur l’herbe. Rien. Plus de musique dans l’air, juste les bruits de la ville. Plus de mouches. Plus d’odeur excepté celle de l’herbe verte sur laquelle il pressait son visage, imprégnée d’une senteur légèrement aigre. Il avait vomi. Il s’en souvenait. Mais tout cela n’avait été…
(qu’un rêve)
… rien de plus. Tout allait bien. Il était…
Lentement il se mit sur son séant et regarda autour de lui. Est-ce que cela continuait ? Et merde, était-il toujours en train de rêver ?
Parce qu’il n’était pas allongé sur le divan, chez Anna. Il était étendu à proximité de la rivière, loin de la maison d’Anna.
À côté d’une mare de son propre vomi. Puis il examina ses vêtements. Ils étaient couverts de poussière de plâtre. Il regarda ses mains. Elles étaient maculées de crasse, comme s’il avait gratté ça et là dans une vieille baraque délabrée.
Oh, bordel de merde.
Il perdait vraiment la boule.
Il se remit debout, les jambes flageolantes, et commença à marcher lentement dans la direction de la maison d’Anna, puis il s’arrêta. Il ne pensait pas avoir la force de retourner là-bas maintenant. Il tourna les talons et se dirigea vers Warrington, fit halte au coin de Wendover où son pick-up était garé. Il scruta le bas de la rue et vit que le camion de l’Identité judiciaire était toujours garé devant la maison de Baker. Les barrières de police étaient toujours en place, également, même si les curieux qu’elles avaient tenus à distance étaient partis depuis longtemps. Deux voitures de patrouille et le camion de l’Identité judiciaire, c’était tout ce qu’il restait pour indiquer que les investigations se poursuivaient.
Ceci est réel, pensa-t-il. Je ne rêve pas, à présent. J’ai eu une crise de somnambulisme, c’est tout. Voilà l’explication… je me suis levé et suis sorti de la maison. Et c’est pourquoi je suis ici, et non…
Il effleura la poussière de plâtre sur ses vêtements. Alors, bon sang, d’où venait ceci ?
(je perds la boule)
Il ne parvenait pas à réfléchir calmement. Il ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans ses idées. Il envisagea un instant de retourner chez Anna, puis il chercha dans ses poches les clés de son pick-up. Le Toyota démarra au quart de tour. Il laissa le moteur chauffer quelques instants, puis il passa la première et s’éloigna lentement du trottoir pour rentrer chez lui.