7

 

C’était le chaos dans le stand de tir. Ned était penché sur le corps de Coffey et il contempla le cadavre durant de longs instants silencieux tandis que le murmure des conversations résonnait tout autour de lui. Ned examina le corps soigneusement. Celui qui avait tué Coffey avait utilisé la même arme qui avait tué Baker. Le trou dans le bas du torse de Coffey donnait l’impression qu’on l’avait cramé avec un chalumeau. Un putain de chalumeau. Coffey avait également une blessure par balle à l’épaule, là où l’un des policiers présents dans le stand de tir l’avait atteint. Coffey était brusquement apparu dans la zone de tir, il avait surgi de nulle part, juste au moment où le policier faisait feu.

Lorsque les officiers de police Pétrin et Lachance apportèrent sur un chariot le matériel provenant du camion de l’Identité judiciaire, Ned s’écarta et alla parler au policier qui avait tiré sur Coffey. Gilles Myre était un jeune flic, moins d’un an dans la police, un homme bien bâti aux cheveux bruns qui mesurait un peu plus d’un mètre quatre-vingt-dix. Pour le moment, il avait l’air rudement secoué. Il était assis dans le bureau du sergent Alec Shouldice, prostré sur une chaise. Shouldice avait la responsabilité du stand de tir.

— Il était juste là-bas, disait Myre. Merde, je sais pas d’où il est venu. J’avais déjà tiré, et alors il… il…

Shouldice posa la main sur son épaule.

— Tu ne pouvais absolument rien faire, Gilles, dit-il. L’homme était mort avant même que tu l’aies touché.

— Ses yeux… (Myre redressa la tête comme Ned s’approchait.) Je l’ai vu qui regardait dans ma direction. J’avais déjà tiré, et il était trop tard pour faire quoi que ce soit. (Il se cacha le visage dans ses mains.) Merde, d’où est-ce qu’il est venu ?

Ned s’accroupit à côté de sa chaise. Il lança un regard à Shouldice, lui fit un signe de la tête qui signifiait « c’est bon », puis posa une main sur l’un des bras de Myre, écartant doucement la main de l’homme de son visage.

— Tu veux bien me récapituler ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

— Je…

— Prends ton temps. (Ned lança un coup d’œil à Shouldice.)

— Gilles Myre, dit Shouldice.

— Écoute, Gilles, poursuivit Ned. Tu ne pouvais absolument rien faire.

Et même s’il avait pu faire quelque chose, Ned n’avait pas l’intention d’en parler pour le moment.

— Raconte-moi ce qui s’est passé, d’accord ? Et prends ton temps.

Myre déglutit avec difficulté et acquiesça. Il était blême, commotionné, mais Ned avait la certitude qu’il s’en remettrait. Cela prendrait un moment. Peut-être ne dormirait-il pas très bien pendant quelque temps… Dormir. L’adrénaline brûlait dans le corps de Ned en ce moment, mais il percevait la fatigue tapie au-dessous, tel un poids mort. Avec ce boulot de dingue il n’avait même pas le temps de dormir.

— Je… je passais les épreuves semestrielles, commença Myre.

Ned l’encouragea d’un petit signe de la tête. Deux fois par an, tout policier devait passer des épreuves de tir. Pas d’exceptions.

— Alec avait placé la cible, continua Myre. Tir rapproché. J’ai rechargé mon arme et Alec a préparé une autre cible. Il l’a mise en position. Quand j’ai été prêt, il a actionné le dispositif. La cible a pivoté et j’ai pressé la détente, et alors… alors il a… le type est apparu entre moi et… et la cible.

— Apparu ? demanda Ned.

Myre hocha la tête. Son regard était rivé sur celui de Ned.

— J’avais la cible dans ma ligne de mire et, une seconde plus tard, le type a trébuché juste devant la cible. C’était comme si… comme s’il surgissait de nulle part. D’abord j’ai vu sa tête et ses épaules, puis ma balle l’a touché, elle l’a projeté en arrière, et le reste de son corps est apparu. Merde, c’était impossible d’empêcher ça. J’avais déjà tiré.

— C’est bon, dit Ned. (Il leva les yeux vers Shouldice.) Tu as vu tout ça, Alec ?

— Ça s’est passé exactement comme il a dit, Ned. Cet enfoiré a surgi de nulle part.

— Il n’a pas pu entrer derrière vous ?

Shouldice secoua la tête.

— Nous regardions la cible tous les deux et Coffey est apparu là-bas. J’ai jamais vu un truc comme ça. Et tu as vu comment il était habillé ?

Ned opina du chef. Comme un clodo. Des chiffons ensanglantés, noués autour de ses pieds comme s’il avait traversé la ville à pied dans cette tenue. De vieux vêtements qui schlinguaient comme ceux d’un poivrot. Un pied de chaise brisé gisait sur le sol, juste hors de portée de l’une de ses mains.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Ned.

— On dirait un putain d’épisode de La Quatrième Dimension, se contenta de répondre Shouldice. Un truc à la con, je veux dire !

— Il y avait quelqu’un d’autre ici à ce moment-là ?

— Juste Gilles et moi.

Et ils avaient déjà vérifié auprès du bureau du sergent. Coffey n’était pas entré par là. Et il n’avait pas emprunté la porte d’entrée principale du commissariat. Avec son allure, n’importe qui l’aurait remarqué.

— Tu as terminé, Ned ? s’enquit Shouldice.

— Bien sûr. (Ned regarda Myre.) Tu peux faire ton rapport plus tard, Gilles. Pour le moment, tu ferais mieux de t’en aller d’ici… (il fit un geste de la main derrière lui vers le stand de tir où l’enquête était en cours) et d’aller boire un café chez Fuzzie, d’accord ? Nous te parlerons plus tard, lorsque tu auras récupéré.

— Je vais demander à quelqu’un de l’accompagner, dit Shouldice.

Myre secoua la tête.

— Bon Dieu. Il était juste là, vous savez ?

— Je te crois, dit Ned. Allons, ne t’en fais pas, Gilles.

Il se redressa et attendit pendant que Shouldice allait chercher un policier pour accompagner Myre jusqu’au rez-de-chaussée. Le sergent revint dans la pièce et se tint près de Ned. Tous deux regardèrent vers le stand de tir.

— Les brûlures sur Coffey, dit Shouldice. C’est le même topo que cette affaire dont tu t’es occupé la nuit dernière, exact ?

— À peu près. Sauf que Baker a tout pris dans la tête. Il avait également une main complètement brûlée, il l’a sans doute levée pour se protéger.

Pour se protéger. Et comment ! Plus de main du tout, une sacrée protection, non ?

— Merde, qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ?

Ned soupira.

— Une histoire de dingues, répondit-il. C’est tout ce que je vois, Alec. Nous avons affaire à une histoire de dingues.

— Je l’ai vu de mes yeux, insista Shouldice. C’est pas des conneries, Ned. Ça s’est passé très vite, mais j’ai vu ce type surgir de nulle part.

Ned opina du chef.

— Personne ne dit le contraire… mais cela ne rime à rien, c’est tout.

Avant que Shouldice puisse répondre, Ned alla rejoindre son coéquipier dans le stand de tir. Quelques heures auparavant, ils avaient pensé que celui qui avait tué Baker leur avait fait une fleur. Mais plus personne ne penserait ça maintenant, réfléchit Ned. Alors qu’un flic était mort. Seulement, de quel côté devaient-ils se tourner à présent ?