Beth n’était qu’une infime partie de la multitude se mouvant dans le corps de la créature, mais ce fut elle qui reconnut son ex-mari.
Après que le feu eut purifié Ted Rimmer, la créature était repartie pour survoler les plaines mortes. Elle glissait telle une raie manta à travers l’air épais, chargé de smog, se laissait porter par un vent qui procurait à ses dents une saveur métallique, tandis qu’elle frôlait la végétation stérile et produisait des tourbillons de poussière sur son passage. Beth volait avec la créature et le paysage désertique se déroulait sous elles.
Les étendues vides recelaient une paix… une paix que l’on pouvait trouver seulement dans leur désolation. La musique suivait la créature…
(Beth)
… dans son vol. La détresse des voix synthétisées prêtait un tranchant à son…
(celle de la créature, celle de Beth)
… humeur indolente, comme une lame éclatante d’énergie. Une promesse de paix.
Le mort abandonné dans le cottage de Charlie Thornton gisait, oublié, sous le flot impétueux des sons, du corps se déplaçant avec le vent, de la chevelure flottant au gré de l’air. Ce fut seulement l’arrivée de Walt Hawkins au cottage qui tira la créature…
(Beth)
… de cette humeur paisible.
Le mouvement cessa. La créature descendit lentement vers le sol, du sable se glissa entre ses orteils, des plantes desséchées crissèrent sous ses pieds. Les plaines disparurent et elles furent de nouveau dans le cottage en ruine, regardant à travers la membrane ténue qui séparait le monde où elles se trouvaient de celui que Beth avait quitté lorsqu’elle s’était endormie. Beth – une partie de la créature, mais une partie distincte – regarda par ses yeux tandis que Walt franchissait la porte du cottage.
Elle percevait confusément qu’un meurtre avait été commis, qu’elle avait participé à la mort de Ted, mais se souvenait seulement qu’il avait été purifié. Dans son esprit, cela revenait à prendre une douche et à nettoyer la crasse de la journée des pores de sa peau. Quand elle aperçut le corps étendu là où il était tombé, l’incertitude se glissa à travers les couches de sérénité que la créature et la musique avaient érigées en elle afin d’occulter ses souvenirs du passé. De la souffrance. Des coups.
La créature tira sur la membrane qui séparait les deux mondes, ses ongles longs déchirèrent son tissu invisible, se tendirent pour saisir Walt. Beth vit dans l’esprit de la créature ce qu’elle avait l’intention de lui faire. Il devait être purifié. Comme l’autre homme avait été purifié. Le souffle ardent avait brûlé sa peau, la chair bouillonnait, était carbonisée…
Beth eut des haut-le-cœur.
Elle s’écarta pour se séparer de la créature, combattant son influence sur elle. Tandis que Walt s’enfuyait du cottage, la créature envoya un flot d’images dans l’esprit de Beth.
Elle lui fit comprendre que si elles laissaient Walt en vie, tout ce que Beth connaîtrait c’était la souffrance qu’il lui réservait.
La créature lui montra une image de…
(cet endroit sombre rempli de souffrance)
… Walt. Il la traînait au bas des marches, la jetait sur le matelas qu’il laissait là, tirait la ceinture de cuir des passants de son jean.
— Non, dit-elle.
Elle connaîtrait la souffrance pour toujours, lui fit comprendre la furie. Elle serait à jamais…
(dans cet endroit sombre)
… là-bas.
Et soudain elles ne furent plus unies.
Une femme, belle comme un ange, tenait Beth dans ses bras. Tout autour d’elles il y avait les ruines et la puanteur du cottage. L’ange sentait les fleurs de pomme et les lilas. Beth se pencha et posa sa tête sur la poitrine opulente de l’ange. Elle ferma les yeux pour ne plus voir les ruines. Elle enfouit son visage dans la chevelure de l’ange, respira profondément les douces odeurs.
Reste avec nous, petite sœur, dit une voix, flottant sur la musique.
Puis il y eut un concert de voix, elles parlaient toutes en même temps.
Reste avec nous… Reste avec nous…
Beth releva la tête et scruta les yeux de l’ange, et elle vit ceux qui lui parlaient. Des femmes battues, couvertes d’ecchymoses. De jeunes garçons et des petites filles qui portaient les cicatrices des sévices qu’on avait exercés sur eux. Des enfants en bas âge, encore au berceau.
Des victimes.
Reste avec nous…
Tous étaient des victimes.
Reste avec nous…
Elle pouvait rester avec eux et connaître la paix ou bien retourner vers…
(cet endroit sombre)
… un monde qui ne lui apportait que la souffrance.
— Que… qu’est-ce que nous devenons ? demanda-t-elle.
Forts, parvint la réponse, non par des mots, mais elle comprit néanmoins. Ils contrôlaient leur existence. Délivrés des mauvais traitements. La souffrance leur était inconnue.
— Je…
L’ange étreignit Beth. Les voix murmuraient et la caressaient. Elles étaient les voix qui produisaient cette musique étrange, mais le tourment avait disparu de leurs accents.
— Je ne veux plus souffrir, chuchota Beth.
Et elle fit à nouveau partie de la multitude, se mouvant dans le corps de l’ange, tandis que celui-ci prenait son essor pour suivre son ex-mari qui s’enfuyait. Ils voguaient sur les vents des plaines mortes, scintillant entre les mondes, là où la membrane était la plus ténue.
Ils le poursuivaient.
Et elle n’était plus seule.
Elle était forte maintenant. Au sein de cette multitude. Délivrée de la souffrance.
Plus personne ne la tourmenterait désormais, lui promirent-ils tandis que les vents les portaient. Son heure était finalement venue…