13

 

Les feuilles de chou que Walt achetait toutes les semaines au supermarché étaient remplies d’histoires pas tellement différentes de ce que Walt vivait en ce moment. Des morts bizarres. Des lumières dans le ciel. Des OVNI. Des sectes de fêlés. Des mutilations d’animaux. Des petites filles qui avaient un gosse.

Ce genre de trucs étranges.

La forme brillante le suivit toujours lorsqu’il atteignit les faubourgs de la ville. Il détourna les yeux du rétroviseur. Il n’avait pas besoin d’une putain de rencontre du troisième type, merci bien ! La vieille Chevy vibrait sous lui. Les pneus chuintaient sur l’asphalte. Privée de son pot d’échappement, la bagnole faisait autant de raffut qu’un char d’assaut.

Walt n’arrêtait pas de penser à Ted, à ce qu’il en restait – la forme cramée allongée contre le mur, le crâne carbonisé grimaçant vers lui. Pas besoin d’être Einstein pour tirer des conclusions. Ce qui le poursuivait était le même truc qui avait enlevé Beth et liquidé Ted. Et maintenant cela s’en prenait à lui.

Les rues sombres à l’extérieur de la Chevy continuaient de scintiller dans son champ de vision. La moitié du temps, la circulation était fluide, il déboîtait et changeait de voie, s’efforçant de semer son poursuivant. Les réverbères, les fenêtres éclairées des maisons, les devantures des fast-foods, défilaient rapidement. Puis tout devenait noir, à l’exception des phares de la Chevy, et il avait l’impression de traverser une ville fantôme. Il braquait pour éviter des carcasses de bagnoles et des monceaux de décombres. Personne dans les rues, excepté lui et cette saloperie qui le suivait.

Depuis qu’il avait trouvé le corps de Ted, tous ces faits bizarres ne le surprenaient plus vraiment. Ce putain de monde se barrait en couilles, et pas qu’un peu !

Ou peut-être était-ce lui qui perdait la boule ?

Un coup d’œil au rétroviseur lui apprit que la lumière lui filait toujours le train. Elle flottait là-bas, au-dessus de la chaussée, et ne se laissait pas distancer.

Bordel de merde, qu’est-ce que tu me veux ?

Mais il lui suffisait de penser à Ted de nouveau, et ce qu’elle voulait ne faisait pas le moindre doute. Le fait de savoir ce qu’elle ferait lorsqu’elle l’aurait rattrapé n’expliquait pas tout, mais en ce moment Walt n’avait pas envie de s’arrêter et de poser des questions.

Scintillement.

La ville morte réapparut. Le parking du centre commercial de Billings Bridge sur sa droite fut plongé dans l’obscurité comme les lumières s’éteignaient. Il braqua violemment pour contourner une camionnette de livraison immobilisée sur la voie de droite, et les pneus de sa caisse hurlèrent sur l’asphalte. Ses phares éclairèrent un caddie de supermarché au milieu de la voie de gauche. Il le vit trop tard pour pouvoir l’éviter. Le côté gauche de l’avant de la Chevy le heurta violemment en passant à toute allure, et le projeta sur l’herbe de l’accotement. Le caddie fit trois tours sur lui-même avant de s’arrêter. Le phare gauche vola en éclats sous l’impact. Walt serra le volant plus fort et continua d’appuyer sur le champignon.

Puis Bank Street apparut devant lui. Il prit une décision et freina à mort. La Chevy chassa de côté, vers le carrefour. Lorsqu’il accéléra à nouveau, elle fila sur Bank Street et franchit le pont qui enjambait la rivière Rideau, dans la direction du centre-ville.

Je vais où ? pensa-t-il brusquement.

Il regarda dans le rétroviseur. La lumière derrière lui lui collait toujours au cul, et restait à la même distance.

Aller dans un endroit sûr, avait-il pensé en s’enfuyant du cottage. Un endroit où il y aurait beaucoup de gens. Mais cette putain de ville était plongée dans l’obscurité. Rien ne paraissait normal. Son unique phare continuait d’éclairer des carcasses de voitures et de bus, des immeubles aux façades ornées de trous béants, des monceaux de décombres. L’air entrant par les aérateurs de la Chevy avait une saveur amère, métallique.

Il entrevit un panneau d’affichage et le dépassa rapidement. Le panneau proclamait IL NE RESTE NULLE PART OÙ ALLER, et il y avait une vieille Chevy délabrée sous les lettres, elle roulait dans une rue déserte. Qu’est-ce que…

Comme il tournait la tête pour regarder vers le panneau, un croisement surgit devant lui, avec une voiture arrêtée au beau milieu. Il freina violemment et braqua pour l’éviter. La Chevy fit une embardée et commença à déraper sur la chaussée. Elle frotta contre l’autre voiture dans une plainte de métal torturé. Il se cramponna au volant et redressa jusqu’à ce qu’il puisse se diriger vers le nord à nouveau.

Tout son corps tremblait tandis qu’il continuait de remonter Bank, et c’était tout ce qu’il pouvait faire pour tenir le coup.

Et pour aller où ?

Ce truc lui filait toujours le train. Ce putain d’OVNI, ou quoi que ce fût. Toute cette satanée ville n’était plus que ruines. Ted était mort. Beth aussi, probablement. Et ces enfoirés de Martiens voulaient son cul, maintenant. Merde, où étaient les flics quand on avait besoin d’eux ?

Il avait déjà dépassé Gladstone Avenue et continuait de se diriger vers le nord, l’avant de la Chevy pointé droit vers la colline du Parlement. aller, bon Dieu ? Puis, un bloc après Gladstone, sa tire le lâcha. Le phare unique continuait de percer l’obscurité, mais le moteur se mit à crachoter, puis cala. La Chevy continua sur son élan, parcourut un autre bloc, puis s’arrêta finalement après le coin de Waverly et Bank, juste devant Chez Arthur, la boutique de bandes dessinées et de disques d’occasion.

Il tourna la clé de contact à plusieurs reprises, puis s’aperçut que la jauge d’essence était sur zéro. Et merde ! Il se retourna et regarda par la lunette arrière. Ces emmanchés de Martiens rappliquaient à toute allure.

Il s’extirpa de la bagnole et commença à s’éloigner en courant, mais le trottoir devant la boutique d’Arthur était jonché de bandes dessinées toutes moisies. Il glissa et tomba, se releva tant bien que mal. Maintenant il voyait ce qu’était cette forme brillante. Une femme qui volait dans les airs. Sa chevelure blonde ruisselait derrière elle. Elle était vêtue d’une sorte de chemise de nuit transparente qui ne faisait pas grand-chose pour dissimuler son corps… un corps qui continuait d’avancer vers lui.

Il recula et arriva devant les Peintures Randall, deux magasins plus loin. La vitrine avait volé en éclats, aussi fut-il en mesure d’enjamber le rebord et de se glisser à l’intérieur. Dans le magasin, l’odeur entêtante de peinture recouvrait l’odeur métallique du dehors. Il recula vers le fond du magasin, son regard rivé sur la devanture. Lorsque la femme entra à son tour, il plongea derrière un comptoir fracassé.

Son cœur cognait éperdument contre sa poitrine. Il fut obligé d’agripper ses genoux pour faire cesser le tremblement de ses mains. Cela ne servit pas à grand-chose. Il scruta l’obscurité derrière le comptoir et repéra une barre de bois ; des clous dépassaient à un bout.

Parfait, pensa-t-il. Ça suffit, ces conneries !

Il se redressa de derrière le comptoir, son gourdin de fortune brandi au-dessus de sa tête. La femme était au milieu du magasin, elle flottait dans l’air. La lueur qui émanait d’elle répandait une douce lumière blanche dans la pièce. Il voyait son visage, maintenant. Elle avait les traits parfaits, peints à l’aérographe, de l’une de ces filles dans Playboy, avec un corps assorti.

— Écoutez, ma p’tite dame, commença-t-il. Je sais pas ce que vous…

Sa voix retomba tandis que le visage commençait à se transformer. La mâchoire inférieure s’abaissa, la bouche se distendit. La peau claire et satinée revêtit un aspect parcheminé. Des incisives pointèrent de sous la lèvre supérieure. Il apercevait des choses qui se tortillaient au fond de la gorge de la femme. Les ongles de chaque main se confondirent avec les doigts pour devenir des griffes. Les mains se levèrent, une griffe lui fit signe de s’approcher.

Walt fit un pas en arrière et la menaça de son bâton.

— Vous… surtout n’avancez pas…

Il disjonctait complètement, réalisa-t-il. Ce genre de truc ne pouvait pas exister. C’était vraiment trop dingue, la ville en ruine, tout. Il sentait de la chaleur s’accumuler dans la pièce. Il continua de brandir son bâton tout en reculant.

— Je… je parle sérieusement…

— Walter.

La voix était étrangement familière. Il regarda avec stupeur la créature, et tout à coup il discerna quelque chose de son ex-femme dans ces traits infernaux.

— B-Beth… ?

— Afin de te chérir et de te garder, dit la furie. Pour le meilleur et pour le pire. N’est-ce pas que tu me disais toujours, Walter ?

Il secoua la tête, la barre de bois vibrait dans ses mains tremblantes. Maintenant il était adossé au mur du fond du magasin, il ne pouvait plus aller nulle part.

Il disjonctait.

Complètement.

— Nan… nan…

— Afin de te chérir et de te garder. Tu n’as pas envie de me garder, Walter ?

— Nan…

— Tu n’as plus envie de me chérir ?

Les mâchoires s’ouvrirent toutes grandes et quelque chose mourut en Walt lorsqu’il aperçut la masse grouillante de têtes de serpents qui surgissaient du fond de la gorge de la créature.

Elle s’approcha en flottant dans l’air.

Walt entendit une femme crier, puis il se rendit compte que c’était sa propre voix qu’il entendait. Son cri lui mit la gorge à vif tandis que la femme crachait le feu sur lui. Dans tout le magasin, la peinture brûlait vers lui. Les derniers mots de la créature bourdonnèrent dans sa tête, gémirent au-dessus de la souffrance.

— Afin de te chérir et de te garder, Walter…