12

 

Ned appuya sur la sonnette à deux reprises avant qu’Anna vienne répondre. Il fut bouleversé par son air hagard lorsqu’elle ouvrit la porte jusqu’à la limite de sa chaîne de sûreté. Elle paraissait plus menue que d’habitude – un paquet de nerfs tendus à se rompre. L’inquiétude avait gravé des rides inconnues sur son visage et soulignait ses yeux de cernes foncés. Elle lui adressa un sourire pitoyable, puis referma la porte pour ôter la chaîne de sûreté. Lorsque la porte se rouvrit, elle se jeta dans ses bras et pressa son visage contre son épaule. Ned la serra contre lui.

— Tu dois penser que je suis une emmerdeuse de première, dit-elle, sa voix légèrement étouffée par la veste de Ned.

Un sale moment comme celui-là était-il nécessaire pour qu’elle se jette dans ses bras ? songea Ned. Peut-être. Mais peu probable. Il savourait le contact de son corps contre le sien, ses seins fermes et pleins contre sa poitrine.

— Tu connais mes sentiments pour toi, dit-il.

Elle acquiesça contre son épaule.

— Mais c’est précisément pour ça, dit-elle en faisant un pas en arrière.

Elle le prit par la main et le fit entrer, puis referma et verrouilla la porte.

— Je connais tes sentiments pour moi. Et c’est pour cette raison que je me sens si dégueulasse. Cela fait des mois que nous ne nous sommes pas vus. Il a fallu que je me sente complètement paumée pour que je te téléphone. Ce n’est pas juste.

— J’aurais été furieux si tu avais téléphoné à quelqu’un d’autre.

— Tu es trop gentil, Ned.

Elle l’emmena dans le séjour et le fit asseoir sur le divan, gardant sa main dans la sienne.

— Ouais, dit Ned d’un ton désinvolte. J’entends ça chaque fois que je fais coffrer un enfoiré. « Inspecteur, vous êtes tellement gentil. » (Son cœur se mit à battre deux fois plus vite lorsqu’elle se pencha vers lui.) Personne ne me dit jamais qu’il se sent harcelé. Ils savent que je déteste entendre un truc comme ça. Je reste éveillé des nuits entières, simplement en y repensant.

Ces paroles firent apparaître un léger sourire sur les lèvres d’Anna.

— Ce doit être tellement dur, dit-elle son sourire s’effaçant, que tout le monde te haïsse.

— Ce n’est pas très marrant, répondit Ned d’un ton sérieux. Les seuls individus qui semblent se soucier de la loi sont ceux qui ont quelque chose à perdre. Tous les autres… Tu connais Andy Coe ?

Anna acquiesça. Coe avait été le sergent de Ned et de Jack quand Jack était encore dans la police.

— Certains jours, je pense qu’il met dans le mille avec sa philosophie de flic à la noix. Il dit qu’il y a seulement trois catégories d’individus dans le monde : les flics, les civils, et les trous du cul. Et c’est ce qui me déplaît dans mon boulot. Tout le monde doit être d’un côté ou d’un autre. Quand tu es en uniforme, les gens marchent sur la pointe des pieds lorsqu’ils te voient. Quand tu es en civil et que quelqu’un apprend que tu es flic, il y a tout de suite une tension. Ce n’est pas étonnant que nous restions entre nous. Mais lorsqu’il s’agit de… tiens, toi et moi, par exemple.

— Ce n’est pas juste.

Ned opina du chef.

— Je n’ai pas été juste, ajouta Anna.

— Ce n’est pas uniquement toi. Je n’éprouvais pas une sympathie délirante pour tes amis, d’accord ?

— Mais c’était principalement à cause de la façon dont ils se comportaient avec toi – une fois qu’ils avaient appris que tu étais flic.

— Ce n’est pas aussi simple, dit Ned. Ils m’exaspéraient… je suis obligé de l’admettre. Allons, ils tiennent de beaux discours sur des nobles causes – sauver les baleines, aider les gens qui meurent de faim en Afrique, récolter des fonds pour la lutte contre le sida – mais ils ne font absolument rien. Ce sont juste des paroles en l’air. La plupart de tes amis n’aideraient même pas un clochard couché sur le trottoir devant leur immeuble.

— La plupart des gens sont un peu paumés, en ce qui concerne leurs priorités, Ned… pas comme toi. Mais, au moins, la plupart d’entre eux sont animés de bonnes intentions. Ils se sentent concernés.

Cela tournait au vinaigre, pensa Ned. Il n’avait aucune envie de se lancer dans une resucée de toutes ces conneries qui les avaient séparés.

— Écoute, dit-il. On ferait peut-être mieux d’oublier…

Anna posa un doigt sur ses lèvres.

— Juste une seconde, Ned. Il faut que je te dise ça. Lorsque j’ai commencé à me faire de la bile cet après-midi, j’ai tout de suite téléphoné chez Jack. J’ai pensé à Jack en premier, parce que, aussi loin que remontent mes souvenirs, il a toujours été là pour me donner un coup de main. Tu connais les liens qui nous unissent. Nous ne sommes pas simplement frère et sœur… nous sommes des amis intimes.

Ned acquiesça.

— Mais lorsque je n’ai pas réussi à le joindre, la personne suivante à laquelle j’ai pensé pour lui demander conseil, c’était toi. Cela ne veut pas dire que tu comptes moins que Jack à mes yeux… c’est différent, voilà tout. Mais je me suis sentie dégueulasse, parce que, les choses étant ce qu’elles sont entre nous, je ne voulais pas t’appeler uniquement parce que j’avais un service à te demander.

— Anna, tu sais que je n’ai jamais…

— Mais quand tu as décroché, j’ai eu la gorge serrée, je t’assure. Je sais que ça fait plutôt tarte, mais j’ai compris à ce moment que nous avions été stupides tous les deux. D’accord, nous avons eu des problèmes, mais nous sommes capables de les résoudre, non ? Si nous faisons un effort, concernant notre relation… ce que nous éprouvons l’un pour l’autre. Je ne dis pas que tu devrais renoncer à être flic ou que je devrais cesser ce que je fais. Je pense simplement que nous devrions faire de la place dans notre vie – que nous devons faire de la place dans notre vie – pour cette relation également.

— Est-ce que tu dis ce que je pense que tu dis ?

Anna mit sa main derrière la tête de Ned et approcha sa bouche de la sienne. Lorsqu’ils refirent surface finalement pour respirer, tous deux se redressèrent et mirent fin à leur étreinte. Les yeux d’Anna brillaient quand son regard croisa celui de Ned. Il y avait une boule dans la gorge de Ned, une oppression dans sa poitrine, et un sourire béat sur son visage.

— Bon Dieu, je t’aime, dit-il. Je t’ai toujours aimée.

— Je sais. (Elle passa les bras autour de sa taille et posa la tête contre sa poitrine.) Moi aussi, je t’aime.

Ned aurait voulu que ce moment dure éternellement… il l’attendait depuis si longtemps. D’accord, il y aurait des obstacles, mais il savait, tout comme il savait qu’il était assis là et la tenait dans ses bras, que, s’ils s’engageaient à fond, ils parviendraient à les surmonter. Le problème, c’est qu’ils avaient d’autres soucis pour le moment et qu’ils devaient les considérer en premier.

Il l’étreignit puis, la prenant délicatement par les épaules, l’écarta de lui et la regarda attentivement.

— Il faut que nous parlions de Jack, dit-il. Et de Beth.

Anna acquiesça. L’inquiétude s’empara d’elle à nouveau et effaça la douceur de ses traits.

— J’ai un pressentiment tellement horrible, murmura-t-elle. C’est pour cette raison que je tenais absolument à te dire cela avant… avant qu’il nous arrive quelque chose, à nous aussi.

— Nous ignorons s’il est arrivé quelque chose à l’un ou à l’autre.

Anna porta une main à sa poitrine.

— Je sais, mais cela ne m’empêche pas d’avoir ce pressentiment.

Ned saisit la main d’Anna afin de maintenir le contact avec ce qu’ils venaient de partager, mais il prit son visage de flic et l’amena à lui raconter de façon concise ce qui la préoccupait. Le rêve identique que les trois jeunes femmes avaient fait. Son coup de fil à Jack ce matin et les propos étranges qu’il avait tenus, puis l’impossibilité de le joindre dans la journée. La disparition de Beth.

Il connaissait en partie le passé de Beth… mais pas ce que Anna lui disait maintenant. Beth avait été une victime depuis sa plus tendre enfance – son père abusant d’elle, les foyers d’accueil, son mariage raté. Anna lui parla du sous-sol où son ex l’avait enfermée pendant des semaines. Des menaces de ce dernier ; il avait juré de la retrouver et de la reprendre.

— Tu as l’adresse de ce type ? demanda-t-il.

Anna acquiesça.

— Bon, nous irons lui poser quelques questions, dès que Ernie sera arrivé ici.

— Alors tu prends cette affaire au sérieux ?

— Avec ce que tu viens de me raconter, que puis-je faire d’autre ? Merde, cette pauvre fille.

— Et Jack ?

— Nous pouvons faire un saut chez lui avant de nous rendre au domicile de ce type, Hawkins. Tel que je connais Jack, il a peut-être débranché son téléphone, tout simplement. Ce que nous avons découvert la nuit dernière… il a considéré cela comme un échec personnel. Il l’a très mal pris.

— Comme à son habitude.

Anna se passa les mains sur le visage, ce qui fit sourire Ned. Exactement comme Jack.

— Lorsque je t’ai téléphoné tout à l’heure, fit Anna brusquement, tu m’as interrogée sur les rêves. Et tu m’as dit de ne pas m’endormir. Qu’est-ce que cela signifiait ?

Il se trémoussa sur le divan, mal à l’aise. Admettre la réalité de ce monde du rêve – peu importait ses propres mésaventures dans celui-ci – c’était quelque chose dont il avait du mal à parler. Ned avait les pieds sur terre. Des trucs aussi délirants, c’était bon pour les dingues. Puis il se souvint du rêve qu’il faisait, lorsque le coup de fil d’Anna l’avait réveillé…

Scintillement.

Durant un moment, le présent ordonné disparut, et Ned fut à nouveau dans ce monde. La maison d’Anna dévastée. Les murs couverts de graffitis. Les tableaux saccagés. La fenêtre de devant brisée, des éclats de verre jonchant le sol à ses pieds. Et près de lui, sur le divan moisi, un tas d’ossements à l’endroit où Anna s’était trouvée assise, avec son crâne sur le côté…

Scintillement.

Il frissonna tandis que la pièce reprenait son aspect normal. Anna était là, près de lui. Vivante.

— Ned ?

Il lui lança un regard égaré.

— Est-ce que… est-ce qu’il vient de t’arriver quelque chose, il y a un instant ?

— Hein ? Mais de quoi parles-tu ?

Peut-être allait-on là-bas seulement quand on rêvait, réfléchit-il. Peut-être que ces visions fugaces… c’était comme de regarder par une fenêtre. Vous n’étiez pas vraiment là-bas… pas encore. Mais vous pouviez…

— Ned ?

L’inquiétude dans la voix d’Anna, dans ses yeux, lui donna la force de tout lui raconter. Ce qui s’était passé dans le sous-sol de Baker. Les choses que Jack et lui avaient vues. L’apparition inexpliquée de Coffey au milieu du stand de tir. Les théories de Jack. Ce qu’il avait vécu lui-même, juste avant qu’elle lui téléphone.

Les yeux d’Anna s’agrandirent – plus d’horreur que d’incrédulité.

— Ce… cet endroit est réel ? fit-elle d’une voix tendue.

— C’est impossible, affirma-t-il. Pourtant j’ai été là-bas. Et c’est la seule explication qui tienne la route.

— Mais…

— Je te répète que c’est impossible.

Elle se renversa dans le divan et regarda fixement les ombres qui s’allongeaient dans le séjour, s’efforçant d’assimiler tout ça.

— C’est horrible, murmura-t-elle. Mon Dieu… (Elle se tourna brusquement vers Ned.) Tu ne penses pas que… Jack et Beth…

— Et merde, je n’ai pas arrêté de penser que, peut-être…

La sonnette de l’entrée retentit, les interrompant.

— Ce doit être Ernie, dit Ned, et il se leva pour aller ouvrir.

— On est pas dans la merde ! annonça son coéquipier lorsqu’il ouvrit la porte.

— De quoi parles-tu ?

Comme Grier lançait un coup d’œil à Anna, Ned ajouta :

— Ça va, elle est au courant.

— Au courant de quoi ? Que nous sommes tous en train de disjoncter ?

Ned posa une main sur le bras de son coéquipier. Grier semblait vraiment secoué.

— Que se passe-t-il, Ernie ?

— Ce qui se passe ? Bordel de merde ! La femme de Benny Dwyer l’a trouvé mort dans son lit cet après-midi – même topo que Baker et Coffey. Pétrin de l’Identité judiciaire est aux soins intensifs, au Civic Center. Il est plongé dans une espèce de coma. Le commissaire Fournier a été trouvé, égorgé, dans son bureau. Et ensuite, alors que je venais ici, j’ai entendu le Central dire à la radio que des macchabées surgissaient de nulle part sur Elgin Street. Nous ne contrôlons plus la situation. Le nombre de morts n’arrête pas d’augmenter. Lorsque je pense… Merde, je sais pas. On dirait un putain de cauchemar, sauf que c’est… Nom de Dieu !

— Calme-toi, Ernie.

— Me calmer ? Nous sommes sur la liste, Ned ! Tous ceux qui ont trinqué jusqu’à présent se trouvaient là-bas – tu comprends ce que je dis ?

Anna avait rejoint Ned et s’agrippait à son bras. La panique de Grier était contagieuse. Ned sentait Anna trembler contre lui. Lui-même se sentait pris de nausées.

— Okay, dit-il, se ressaisissant. On file à Elgin Street. Ils ont déjà demandé des renforts ?

Ernie hocha la tête. Ned se tourna vers Anna.

— Il faut que je parte. Mais je vais appeler le Central par radio et leur demander d’envoyer deux flics au domicile de l’ex-mari de Beth. Tu peux me donner l’adresse ?

Tandis qu’elle allait la chercher, Ned ajouta, à l’intention de Grier :

— Pars tout de suite, Ernie, ne m’attends pas. On se retrouve là-bas.

— Entendu. Mais, Ned, que diable pouvons-nous faire ?

— Notre boulot. C’est tout. Arrête-toi au commissariat et prends un équipement anti-émeutes. Je veux un fusil à pompe avec un tas de cartouches.

— Ils ont déjà alerté la Brigade d’Intervention. C’est un vrai bordel là-bas.

— On avisera sur place, dit Ned. À tout de suite.

— Voilà l’adresse, fit Anna tandis que Grier s’éloignait dans l’allée pour rejoindre sa voiture.

Elle avait enfilé une veste en jean sur le T-shirt noir et la jupe imprimée bleue qu’elle portait lorsque Ned était arrivé. Chaussures de sport aux pieds. Un sac à bandoulière à la main.

— Où vas-tu ?

— Je ne peux pas rester ici, dit-elle. Pas toute seule. Si Jack ou Beth sont là-bas…

— C’est de la folie, Anna.

— Ned, je t’en prie.

De la folie ? pensa-t-il. Après tout, pourquoi pas ? Merde, rien n’avait de sens en ce moment. Et de cette façon, au moins, il ne la quitterait pas des yeux. S’il arrivait quelque chose à Anna maintenant…

— Bon, d’accord, dit-il. On y va.

Il se dirigea rapidement vers sa voiture. Avec ses sneakers et sa jupe ample, Anna n’avait aucun mal à le suivre. Une fois dans la voiture, il mit la « cerise » sur le tableau de bord. Le gyrophare se mit à tournoyer et projeta des motifs rouges dans le crépuscule grandissant. Il mit le pied au plancher. En s’éloignant du trottoir, la Buick laissa de la gomme derrière elle. Le hurlement de sa sirène les précéda tandis qu’ils fonçaient vers le centre-ville.

À ses côtés, Anna se cramponnait au tableau de bord. Il essaya de lui adresser un rapide sourire, mais ne réussit qu’à lui faire une grimace. Il prit le micro de sa radio et signala leur position au Central, puis demanda qu’on envoie une voiture de patrouille au domicile de Hawkins.