Janet Rowe.
Alors qu’il garait son pick-up Toyota devant la maison, Jack Keller répéta le nom pour lui-même, comme pour conjurer le mauvais sort. Il ne l’avait jamais rencontrée, mais c’était à cause d’elle qu’il était ici. Il coupa le moteur et examina la maison. Des peurs inopportunes chuchotèrent dans un recoin de son esprit tandis qu’il contemplait la bâtisse.
(Il était déjà trop tard.)
Janet Rowe. Quatorze ans. En proie à cette illusion de se sentir mûre, en dépit de sa jeunesse. Son esprit lui disait qu’elle était une adulte et qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait. Ses parents et les contraintes sociales lui tenaient un autre discours. Ils lui expliquaient, en des termes rien moins que bienveillants, qu’il lui fallait attendre les âges magiques. Seize ans, et soudainement elle pourrait conduire une voiture. Dix-huit ans, et elle pourrait quitter la maison familiale, voter, entrer dans un bar et boire de l’alcool. Jusque-là, elle n’avait pas de statut. Elle devait faire ce qu’on lui disait, fin de la discussion.
Du fait de son travail, Jack s’était rendu compte que tous les adolescents traversaient cette période de confusion et d’interrogation, à des degrés divers. Une seule chose continuait de le surprendre… pourquoi n’étaient-ils pas plus nombreux à fuguer, comme le faisaient les plus audacieux ? Mais le problème avec la rue, c’était qu’elle n’offrait pas de réponses, elle non plus. Ses années en civil comme en uniforme lui avaient appris cela, longtemps avant qu’il fasse ce travail.
Les choix de ces gosses s’amenuisaient très vite. Ils étaient obligés de marcher sur une corde raide, de se débrouiller pour survivre et chaque choix les enfonçait de plus en plus dans la boue, au lieu de les en sortir. Les petits boulots pour les mineurs, reconnus par la loi, étaient rares. Aussi fallait-il les retrouver et les ramener chez eux avant qu’ils ne fassent un pas de trop. Avant qu’il ne soit…
(trop tard)
Janet Rowe.
Lorsque ses parents l’avaient contacté, il avait commencé ses recherches. Non seulement parce que c’était son travail, mais parce qu’il n’avait pas envie de lire dans les journaux qu’elle avait été arrêtée pour prostitution ou pour vols avec effraction. Il n’avait pas envie de la voir repêchée dans une rivière, aux informations télévisées régionales. Il voulait lui donner une chance.
Ce que ses parents ignoraient lorsqu’ils avaient fait appel à lui, c’est qu’il désirait donner à la gosse la possibilité de raconter sa propre version des faits. Si la situation était tout à fait anormale à la maison – admettons que son paternel voulait coucher avec elle, ou que sa mère picolait et la battait – il lui ferait connaître les options dont elle disposait. Il y avait d’autres endroits où ces gosses pouvaient aller, et il était prêt à leur indiquer ces endroits. Son seul but était de les arracher à la rue.
Parce que ceux qu’il ne retrouvait pas étaient pour lui un échec personnel, chaque fois. Ils étaient tapis dans son esprit – des visages intangibles, légèrement moqueurs – et pouvaient surgir à n’importe quelle heure de la journée. Exigeant de savoir pourquoi il les avait laissés tomber.
Mais les pires étaient ceux qu’il retrouvait…
(trop tard)
Ceux-là l’empêchaient de dormir. Ils hantaient ses rêves. Des prostituées de douze ans. Des drogués de treize ans. Des cadavres livides, décharnés par suite de la malnutrition, exhumés de tombes sommaires, charriés par des rivières… Chaque ville en avait. Ceux pour qui il serait toujours…
(trop tard)
Jack se passa les mains sur le visage. Il aurait voulu être à même d’oublier, mais savait qu’il ne le pourrait jamais. Non seulement à cause des choses horribles qu’il avait vues, mais parce que, s’il ne se souvenait pas de ces gosses, qui se souviendrait d’eux ?
Prenez le cas de Janet Rowe.
Elle avait déjà un tas de mauvais points à son crédit. D’accord, ses parents l’avaient engagé pour qu’il la retrouve. Un sacré investissement de leur part. Donner un peu de fric et rester assis sur leur cul, à attendre que quelqu’un d’autre nettoie leur gâchis. Parce que, ce qu’ils ne lui avaient pas dit – ce qu’il avait fini par découvrir en interrogeant les amis de Janet tandis qu’il suivait sa piste – c’est qu’il y avait tout un passé de sévices à la maison.
La seule vraie question dans des cas comme celui-là était : Pourquoi ne s’était-elle pas enfuie de chez elle plus tôt ?
Les amis de Janet ne lui avaient pas dit de façon explicite que son paternel la battait, ou que sa mère avait mené une guerre psychologique contre elle depuis que Janet ne portait plus de couches, mais Jack n’avait pas besoin qu’on lui fasse un dessin. Il avait suffisamment d’expérience maintenant pour être capable de lire entre les lignes. Il voulait apprendre cela de Janet elle-même. Si elle confirmait ce qu’il avait déjà pressenti, il était hors de question qu’elle retourne vivre avec ses parents.
Elle fuguerait à nouveau.
Pour s’enfoncer, peut-être, trop profondément…
Jack scruta la maison. Il ne parvenait pas à se défaire de l’impression qu’elle était déjà dans la merde jusqu’au cou.
(trop tard)
Il descendit du pick-up et se dirigea vers la maison de Chad Baker. Il avait su – seulement su –, lorsque des gosses dans la rue lui avaient appris que Janet Rowe avait été vue en la compagnie de Baker, qu’il se passait quelque chose de grave, mais il aurait été incapable de dire pourquoi. Au bout de quelque temps, on comprend intuitivement ce genre de chose. Alors qu’il se tenait sur la véranda – il appuya sur la sonnette, pas de réponse – cette prémonition se cristallisa en une peur soudaine pour la jeune fille, une peur si vive que cela lui fit mal à la poitrine.
Il comprit qu’il ne pouvait pas entrer. Pas maintenant. Pas tout seul. Il ne s’agissait pas simplement de sortir une gosse du pétrin. Cette affaire nécessitait l’intervention des flics. Une enquête approfondie devait être menée.
Il descendit les marches de la véranda, puis fit halte et regarda la maison à nouveau. Un frisson lui parcourut l’échine. Il y avait des sons dans l’air, ses bras se couvrirent de chair de poule et les cheveux sur sa nuque se hérissèrent. Il fit un pas vers la maison. À cet instant, il vit quelque chose qui laissa son image rémanente imprimée sur sa rétine, longtemps après que cela fut parti physiquement.
Si cela avait jamais existé…
S’il ne l’avait pas imaginé, tout bonnement.
Une brume était sortie du côté de la maison, apportant cette musique inquiétante. Il avait discerné une forme dans cette brume. Elle avait le visage d’un ange et le corps d’une danseuse de music-hall. De longs cheveux ruisselaient et virevoltaient derrière elle. Une expression dans ses yeux glaça le sang dans les veines de Jack, parce que, derrière ce regard fixe, il y avait quelque chose qui était sans pitié…
Une furie…
Une sensation de vertige le fit chanceler, puis tout ce qu’il connaissait disparut. Une vaste plaine s’étendait autour de lui, aussi loin que portait son regard. Les étendues mortes d’un paysage désertique, gris et vide, sous un ciel blafard. Une odeur salée, métallique, irritait ses narines. La trace ténue de cette musique infernale qui avait annoncé l’arrivée de l’ange…
Là-bas, la forme flottait dans l’air et l’observait. Il avait envie de s’enfuir et de se cacher d’elle. Il désirait étreindre ce corps de danseuse, il désirait goûter la saveur de ces lèvres d’ange sur les siennes…
La ville réapparut lentement autour de lui, mais elle ne reprit pas tout à fait son aspect normal. Les immeubles et les arbres revinrent en premier… Les maisons étaient en ruine et s’affaissaient, il y avait des trous sombres là où auraient dû se trouver des fenêtres éclairées. Les arbres étaient dépouillés de toute végétation. L’allée sous ses pieds était craquelée et défoncée. Puis les fissures commencèrent à se souder. Des feuilles apparurent sur les arbres et les haies. Des lumières brillèrent aux fenêtres des maisons, qui n’étaient plus des ruines. Et il y eut des sons à nouveau. De vrais sons. La circulation sur Bank Street, deux blocs plus loin. Le vent dans les arbres. Le bourdonnement d’un quartier résidentiel d’une ville.
Mais cette musique avait disparu.
Il ignorait depuis combien de temps il se tenait là, incapable de bouger. La forme, le paysage désertique – s’il ne les avait pas imaginés – avaient disparu depuis un bon moment. Au moins, il était certain de cela. Il haleta brusquement, ses poumons avides d’air, sa poitrine douloureuse. Il ne s’était pas aperçu qu’il retenait sa respiration. Il n’avait eu conscience de rien, excepté de cette… cette vision…
Jack, tu perds la boule, se dit-il.
Il tourna les talons et, cette fois, il ne regarda pas derrière lui. Il se dirigea vers la maison de sa sœur, située à une rue de là sur Harvard Avenue, pour téléphoner. Puis il fit halte. Il ne pouvait pas mêler Anna à cette affaire. Et merde, elle connaissait ce Baker. Tous ceux qui fréquentaient les milieux musicaux d’Ottawa le connaissaient. Il était moitié un gourou, moitié un saint, pour Dieu sait combien de groupes et de musiciens de cette ville.
(Et il avait vu quelque chose sortir de sa maison, quelque chose qui ressemblait à un ange, et cette créature pouvait vous emmener dans un endroit désolé où rien ne vivait…)
Ne pense pas à ça, se dit Jack.
Il continua de marcher vers Bank Street, à la recherche d’une cabine téléphonique, et le hasard voulut qu’une voiture de patrouille passe à ce moment-là. Il l’arrêta et, pendant cinq bonnes minutes, essaya de convaincre les deux flics qu’il s’agissait d’une affaire grave. Ce fut seulement lorsqu’il leur dit qu’il avait été flic lui-même – il avait travaillé dans leur secteur, bordel de merde ! – qu’ils le firent monter et se rendirent chez Baker.
Il ne leur parla pas de ce qu’il pensait avoir vu.
Durant les quelques minutes où il était parti, les choses avaient changé. Maintenant il y avait une odeur dans l’air, comme du plastique en train de cramer. La maison présentait un aspect mort, comme si elle était encore partiellement dans cet… autre endroit…
Il n’entra pas. Il laissa ce soin aux flics. C’était leur boulot. Il se contenta de s’asseoir sur les marches tandis qu’ils essayaient d’ouvrir la porte. Elle n’était pas fermée à clé. Ils pénétrèrent dans la maison. Jack ne savait pas au juste ce qu’ils allaient trouver, mais il savait que ce serait moche. Lorsque le plus jeune des deux flics ressortit et vomit dans les buissons de l’autre côté des marches, il comprit que c’était encore pire que ce qu’il avait imaginé.
Qu’est-ce que j’ai vu ? se demanda-t-il tandis qu’une voiture jaune de la Circulation se rangeait contre le trottoir.
Les gyrophares l’éblouissaient et lui donnaient mal à la tête. Il alla s’asseoir à l’arrière du premier véhicule de police et s’affala sur la banquette, massant ses tempes avec les doigts. Il vit la voiture banalisée arriver. Deux policiers en civil en sortirent. Il connaissait les deux hommes, mais il ne les reconnut pas sur le moment. Il se souvenait d’un ange et d’un paysage désertique.
D’une furie…
Mais qu’est-ce que j’ai vu, merde ?
Il n’était pas très sûr d’avoir envie de le savoir. Mais ce sentiment de prémonition réapparut et il comprit qu’on ne lui laisserait pas le choix dans cette affaire.