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Scintillement.

Et Jack fut là-bas. Dans la ville en ruine. Il ne savait pas très bien s’il s’était endormi et rêvait de cet endroit, ou si le scintillement l’avait simplement transporté ici – comme il l’avait fait à deux reprises la nuit dernière. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il y était de retour.

C’était son appartement, mais l’endroit était dévasté. L’air empestait. La puanteur des immondices et de la merde. Ce qui restait d’un rideau s’agitait mollement, une brise apportait l’odeur forte, désagréablement métallique, du ciel jaune qu’il apercevait à travers le panneau supérieur graisseux de la fenêtre. Le panneau inférieur était brisé – quelques éclats de verre fichés dans le cadre en bois indiquaient qu’il y avait bien eu une vitre à cet endroit.

Jack se redressa et vérifia son équipement. Tout ce qu’il portait sur lui avait fait la traversée avec lui. Est-ce que cela signifiait qu’il était un rêveur doué – un rêveur lucide – ou bien se trouvait-il réellement ici ?

Ne pense pas à ça, se dit-il. Et mets-toi au boulot.

Son regard se porta vers la table de nuit avant qu’il ne s’extirpe du lit. La sculpture d’Anna était toujours là, mais quelqu’un avait enfoncé un clou dans sa bouche, un autre entre ses jambes. Cette mutilation causa un choc à Jack. C’était trop réel. La peinture rouge autour du point d’entrée de chaque clou complétait l’illusion.

Il ôta les clous. Il mit un peu de salive sur son index et entreprit d’effacer la peinture, puis reposa vivement la sculpture. Cela lui donnait trop l’impression de mettre vraiment un doigt entre les jambes de sa sœur.

Il s’essuya le doigt sur son jean et se leva, testa la solidité du plancher en traversant la pièce. Aucun bruit ne provenait de l’appartement du dessous tandis qu’il descendait l’escalier et sortait de la maison. Il resta un long moment sur la véranda, à fixer la ville désolée qui s’étendait devant lui. Le ciel semblait très bas, gonflé de nuages blafards. La saveur métallique était plus prononcée au-dehors. Il tendit l’oreille, chercha à déceler la musique, n’importe quel bruit, mais il n’entendait que la plainte lugubre du vent s’engouffrant dans les maisons abandonnées.

Il y a la ville, réfléchit-il. Et il y a le paysage désertique. Est-ce que ce sont des endroits distincts ? La ville se trouve-t-elle entre le monde réel et le paysage désertique ? Est-ce qu’il faut passer par l’une pour atteindre l’autre ? Ou bien trouverait-il le paysage désertique au-delà des banlieues de cette ville en ruine ?

Ma foi, il avait largement le temps de le découvrir. Les somnifères produiraient leur effet pendant un bon moment. Pourtant il se sentait en pleine forme ici. Pas du tout épuisé comme cela avait été le cas quand il était rentré chez lui un peu plus tôt.

C’était le moment de se mettre en route.

Il y avait deux endroits qu’il voulait visiter en priorité. La maison de Baker et le commissariat central. Il opta pour le commissariat. C’était le dernier endroit où le tueur avait frappé.

C’était une sensation étrange… s’avancer dans les rues désertes du centre-ville. Des voitures et des bus abandonnés jonchaient les rues. Il entrevoyait un mouvement de temps à autre – des rats dans un tas d’ordures derrière un restaurant sur Bank Street, des chiens le regardant depuis l’abri d’immeubles délabrés. Les seuls oiseaux qu’il aperçut étaient deux corneilles volant paresseusement vers le sud.

Un souvenir bizarre surgit dans son esprit tandis qu’il se dirigeait vers le nord. Le souvenir d’un feu de camp, quand il était adolescent. Ils étaient partis pour le week-end, quatre copains, s’envoyaient des bières, discutaient. Et puis quelqu’un demanda, « Quelle est la pire chose que vous ayez jamais faite ? ».

L’ambiance particulière de la nuit, le fait d’être réunis autour du feu sous la voûte froide du ciel nocturne, éveilla une franchise chez les quatre garçons. Ils étaient encore très jeunes à cette époque, innocents, en fait. Pas comme les gosses d’aujourd’hui. Les mauvaises actions qu’ils avaient commises étaient insignifiantes en comparaison de ce qu’on lisait dans les journaux maintenant, de ce que l’on voyait à la télé. Mais c’étaient tout de même de vilaines choses.

Gaff – Tommy Gaffney – avait arrosé d’essence le chien d’un voisin puis y avait mis le feu. Sa voix se brisa tandis qu’il leur racontait ça, assis près du feu, tisonnant les braises avec un bâton.

— Je savais foutrement pas ce que je faisais. On était tous les deux, Red et moi… Je sais pas qui en a eu l’idée. Mais lorsque le chien s’est mis à hurler, merde ! Il s’est enfui dans la rue, il brûlait… Je voulais arrêter ça, comme jamais j’avais eu envie de faire quelque chose de ma vie, mais plus personne pouvait rien faire pour lui. Ce pauvre clebs…

Jack, lui, était sorti avec Ellie Dugan. Ellie était la bouboule du quartier, à peu près aussi large qu’elle était grande. Il l’emmena faire une balade dans la campagne, lui raconta des histoires de fantômes, puis il la plaqua brusquement, la laissant se débrouiller toute seule pour rentrer chez elle. Une farce de première. Il était à mi-chemin de chez lui quand il réalisa. Ellie, en pleine cambrousse. Seule. Dans le noir. Une farce à la con, oui !

Il fit demi-tour immédiatement et rebroussa chemin pour la retrouver, mais elle avait disparu. Il passa des heures à sillonner les routes de campagne, à la chercher, malade à l’idée de ce qui avait pu lui arriver, imaginant les trucs les plus horribles. Il rentra chez lui peu avant l’aube et fut incapable de dormir. Il resta assis près du téléphone et attendit qu’il fasse suffisamment jour pour appeler chez elle.

Lorsqu’elle entendit sa voix, elle raccrocha violemment, mais Jack n’avait jamais été aussi soulagé de sa vie que quelqu’un soit fou de rage après lui. Parce que, au moins, elle était saine et sauve.

(pas grâce à lui)

Au moins, elle était vivante.

Après cela, la conversation autour de feu de camp retomba jusqu’à ce que quelqu’un pose LA question. Quelle était la pire chose qui pouvait vous arriver, selon vous ? Jack avait été le premier surpris par sa propre réponse.

« Si jamais il arrivait quelque chose à Anna… », avait-il dit.

Et personne ne rit, bien que, à cet âge, ce fût un truc plutôt tarte à dire.

Anna.

Tandis qu’il marchait dans les rues de la ville abandonnée, Jack ne pouvait s’empêcher de penser à elle. Les graffitis dans le séjour d’Anna. La sculpture mutilée d’Anna dans sa propre chambre à coucher. Perdre Anna serait, encore aujourd’hui, la pire chose qui pourrait lui arriver. Et ici, dans cette ville…

(juste un rêve)

… dans ce paysage désertique…

(excepté que c’était réel)

… il ne parvenait pas à se défaire de l’impression que quelque chose allait lui prendre Anna.

Pour toujours.

Et il ne pourrait rien faire pour l’empêcher.

Le seul fait de penser à cela lui donnait des nausées. Il s’efforça de tourner ses pensées vers autre chose, quelque chose d’agréable, mais c’était impossible dans cet endroit. Et puis il fut tout près du commissariat. Il voyait le bâtiment trapu, ses murs couverts de graffitis peints à la bombe. Il fit halte, le contempla, et sa main se glissa sous son blouson pour toucher la présence réconfortante de son P .38.

Et ensuite il l’entendit.

La musique.

Toute la souffrance contenue en elle.

Il scruta la rue jonchée de décombres, cherchant sa source.