L’ascenseur s’arrêta.

Il avait mis dix-sept minutes pour monter de trois mille mètres de profondeur. Il avait ralenti, puis accéléré, puis ralenti de nouveau, et, vers la fin, raclé un peu la paroi, stoppé deux secondes et repris très lentement son ascension. Maintenant, il était en haut.

Le plafond parla, d’une voix sans sexe :

— Vous voici arrivés. Attention à l’ouverture de la porte. Veuillez rester groupés au milieu de la cabine, s’il vous plaît…

— Maman  !… dit Jim.

Il faisait face à la porte et tenait Jif serrée contre lui, tournée elle aussi vers l’avant, bien blottie, serrée entre ses deux bras. Il la serrait si fort qu’elle gémit :

— Tu me fais mal !…

Il y eut un ronronnement et deux déclics.

La porte s’ouvrit…

Le bleu envahit la cabine. Le ciel…

Les yeux écarquillés, Jim tremblait, il n’y avait pas de mur… Et plus loin, pas de mur ! Et après, et plus loin encore, pas de mur ! pas de mur ! pas de mur !… Il hurla

— PARADIS !…

Il poussa Jif, courut, tomba, se roula à terre, riant, sanglotant, suffoquant d’une joie inimaginable.

Les jambes coupées par le spectacle qu’elle découvrait. Mme Jonas dut s’asseoir sur le seuil de la cabine. À gauche, à droite, devant, jusqu’aux horizons, s’étendait un immense désert jaune et gris, uniforme, vallonné de petites buttes comme des vagues, raviné ci et là par le ruissellement des pluies, pour l’instant brûlé de soleil, sans aucune trace de la présence et de l’activité millénaires des hommes. De Paris il ne restait rien, pas une ruine, pas un débris, pas même son emplacement. La Seine n’était plus là.

Jim planta ses mains dans la poussière, l’embrassa, la sentit, la mordit, la mâcha, la cracha, éclata de rire, s’en frotta le visage.

— La terre !… la terre !…

Mme Jonas prit une poignée de ce qui constituait le sol, l’examina. C’était un mélange de cendres et de cailloux éclatés, à demi vitrifiés, avec un reste de vraie terre qui avait réussi, par quel miracle ? à garder son aspect du fond des temps. Elle leva sa main ouverte vers son mari debout près d’elle.

— Les cendres, c’est fertile, dit M. Jonas.

— Nous sèmerons du blé sur Paris ! dit Mme Jonas avec une noire amertume.

Elle jeta devant elle, à la volée, les cailloux et la cendre.

M. Gé rejoignit Jif qui chancelait, tournait, s’abritant les yeux avec la main. Il la prit par le bras et la conduisit près de Jim qui restait assis sur le sol, regardant autour de lui, hésitant à se relever, écrasé par l’immensité de la révélation du monde.

Il murmurait avec ferveur :

— TERRE : planète habitée par l’homme !… TERRE : planète habitée par l’homme !… C’est dans le dictionnaire !…

— Il dépend de vous deux que cela redevienne vrai, dit M. Gé. lira se releva d’un bond et étendit ses bras en croix de toutes ses forces, comme s’il voulait toucher à la fois les deux horizons opposés.

— Je n’arriverai jamais au bout !… Jamais !…

— Il n’y a pas de bout, dit M. Gé. il faut commencer, et continuer… Attention ! Mettez ceci pour LE regarder !… il tendit des lunettes noires à Jim qui venait de lever la tête et de crisper ses paupières sur ses yeux éblouis.

À l’abri des verres et de ses larmes, il regarda de nouveau le Soleil d’or, le Soleil brûlant, le Soleil rond, si parfaitement rond, rond comme une goutte, comme l’oeil de la poule, comme le sein de Jif… Il leva ses deux mains vers lui et lui cria

— Soleil, je t’aiaiaime !…

Il demanda :

— Là-haut, j’irai ?

— Oui, dit M. Gé.

Il ôta ses lunettes et contempla la Terre. Sa Terre. Sa tâche. Planète habitée par l’homme… Il commençait à se calmer. La joie était maintenant mélangée à son sang et battait dans son corps tout entier.

Un petit nuage échevelé qui accourait de l’Ouest laissa tomber une courte averse. Jif leva son visage vers les gouttes fraîches et tièdes.

— Oh ! la douche ! dit-elle, ravie.

Mme Jonas se leva pour mieux regarder, la Seine, est-ce que ce n’était pas, là-bas, ce ruban brillant qui se dirigeait vers le Sud ? Elle la montra à son mari.

— Tu crois qu’elle va se jeter dans la Méditerranée, maintenant ?

— Pourquoi pas ?… dit M. Jonas.

Il ajouta :

— S’il y a encore une Méditerranée…

— Pourquoi pas ?… dit Mme Jonas. Maintenant, elle est peut-être à Dijon…

Elle se tut, prêta l’oreille quelques secondes, chuchota :

— Ecoute !…

— Quoi ?

— Rien !… Absolument rien !… Je n’ai jamais entendu un silence pareil !…

C’était le silence de l’absence de tout. L’air était vide. Nu. Pas un oiseau, pas un insecte. La transparence d’un espace totalement inoccupé, qui attendait d’être de nouveau empli. Le vent, qui passait sans bruit faute d’obstacle, apportait une odeur de terre brûlée et mouillée.

— Ce n’est pas complètement désert, dit M. Jonas. Regarde par là…

Vers l’est et vers le sud, sur le sol gris et jaune, ils apercevaient des plaques vertes de végétation. De l’herbe, et des buissons, sans doute.

— On va pouvoir réveiller une vache ou deux, et faire monter les brebis. Marguerite les gardera…

— Un arbre ! s’exclama Mme Jonas, en pointant un bras vers la droite. Naturellement !… Le Paradis ! Fallait bien qu’il y ait un pommier !…

C’était un petit arbre, jeune mais déjà bien formé, plus élancé que rond. M. Gé, qui avait une vue exceptionnelle, rectifia :

— Ce n’est pas un pommier… C’est un cerisier… Le printemps a dû être chaud, les cerises sont en avance… Vous pourrez les cueillir bientôt…

— Des cerises !…

Mme Jonas écrasa une larme au coin de son oeil droit. Une larme de joie. Son premier bonheur de la Terre retrouvée. Elle regarda de nouveau le grand paysage, soupira. Tant d’espace… Tant à faire…

— Eh bien !… On aura de quoi transpirer…

Elle demanda, à l’intention de M. Gé :

— Par quoi on va commencer ?

Mais M. Gé ne l’entendit pas. Il marchait vers l’ouest, il était déjà loin, il semblait s’éloigner plus vite qu’il ne marchait, il devenait rapidement petit, hors d’appel, au loin, du côté où peut-être, très loin, se trouvait un très vieux ou nouvel océan…

— Monsieur Gé ! Monsieur Gé !… cria Jim.

Il était déjà presque imperceptible.

— Monsieur Gééé !…

— Ne crie pas comme ça ! dit Jif en se bouchant les oreilles. Il reviendra s’il veut…

Le vent qui avait passé sur lui apporta une grande bouffée de parfum, toute ronde, qui s’ouvrit et s’épanouit autour d’eux.

— Il emporte la rose ! dit Mme Jonas d’une voix sourde. Où est-ce qu’il va ?

M. Jonas vit dans le regard de sa femme, fixé sur la silhouette minuscule, de la crainte, du regret, et un peu de détresse. Il lui mit un bras autour des épaules. Il lui dit.

— Il y a des rosiers dans l’Arche. Nous les planterons, avant de semer le blé de printemps.

Une rose au paradis
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