M. Gé avait des domiciles toujours prêts à le recevoir un peu partout dans le monde, dont plusieurs à Paris. Il préférait à tous les autres celui qu’il nommait « ma maison ». Il avait acheté le Parc de Saint-Cloud et y avait fait construire quelque chose d’incomparable dans le mystère des arbres, avec des prolongements sous la colline, un pont privé pour franchir la Seine et une clairière fleurie pour recevoir ses avions et ses hélicoptères silencieux.
Au coeur de la maison, la fille de la veille dormait encore, et celle du jour dormait déjà. Celle-ci était une Japonaise, l’autre une Finlandaise. Les collaborateurs de M. Gé qui lui choisissaient ses femmes sur tous les continents connaissaient ses goûts : il les désirait, quelle que fût leur race, jeunes, minces mais pas maigres, avec une peau douce, des seins bien tenus et un joli visage. Il en changeait chaque jour afin de ne pas s’attacher. Souvent il n’avait même pas le temps de les voir, mais il aimait, lorsqu’il disposait d’un quart d’heure, en trouver une sous sa main, tiède, lisse, bien payée, sans curiosité ni avidité. Il lui parlait doucement et la caressait comme une pierre polie qui s’est chauffée au soleil. Si elle parlait, il l’écoutait en souriant. Il lui faisait « chûût !… » quand elle parlait un peu fort. Ce qu’elle disait n’avait aucune importance. Elle pouvait parler dans n’importe quelle langue, M. Gé la comprenait. Parfois il s’en trouvait une exceptionnellement belle et lumineuse. Alors, pour la remercier d’être ce qu’elle était, M. Gé lui faisait l’amour, pour elle, rapidement car il n’avait jamais le temps, mais sans hâte. Elle en revenait éperdue, transformée dans sa chair et dans son âme, il lui semblait que cela avait duré des semaines, elle n’avait jamais connu un tel bouleversement, quelles que fussent ses précédentes expériences. Elle aurait voulu recommencer tout de suite et sans arrêt, jusqu’à l’éternité. M. Gé la faisait repartir aussitôt, non sans quelque mélancolie.
Elles venaient de toutes les tranches du monde, et les décalages horaires perturbaient leur sommeil Certaines ne parvenaient pas à fermer l’oeil, et passaient leur journée à découvrir la maison, ses penderies vastes comme des salons, avec des peuples verticaux de manteaux de fourrure et de robes de soie et d’or. Elles en essayaient vingt, cent, il y en avait tellement que l’envie leur passait. On leur avait dit qu’elles pouvaient emporter tout ce qu’elles voudraient. La plupart étaient trop embarrassées pour bien choisir. Quelques-unes se servaient avec discernement. Celles qui avaient fait l’amour ne prenaient rien. Au contraire. Elles s’arrangeaient pour laisser quelque chose d’elles, un mouchoir, un slip qui portait leur parfum, dans la chambre, dans un coin du lit, un tiroir, près d’un miroir, avec l’espoir que M. Gé s’y accrocherait, se souviendrait, les rappellerait…
Mais ce n’était jamais la même chambre qui servait. La maison de M. Gé était très grande. Celles qui avaient voulu la connaître tout entière n’y étaient pas parvenues. Elles se promenaient nues interminablement sur des tapis ou des mosaïques, entre des miroirs, des tableaux, des statues, des fenêtres qui s’ouvraient sur des parcs où passaient des biches, sur des gazons picorés de merles, des épanouissements de fleurs gorgées de couleurs. Elles traversaient des jardins intérieurs, des piscines en pente douce dont l’eau avait la tiédeur de leur peau, elles trouvaient des fruits et des nourritures menues, exquises, sur des tables de dentelle, sur des cheminées de marbre, sur le plateau d’un valet qui ne disait rien et ne les regardait pas. Il y avait toujours une autre pièce, avec des meubles, des plantes et des oiseaux, une autre piscine d’une autre forme et d’une autre couleur, un grand chien couché qui agitait la queue à leur passage comme s’il les connaissait depuis toujours, de lents escaliers auxquels elles ne montaient pas, car elles avaient déjà tellement à voir sans monter… Elles ne trouvaient jamais le bout de la maison. Un peu lassées mais non lasses, elles ouvraient encore une porte : c’était celle de la chambre, où M. Gé arrivait.
D’autres passaient leur temps à dormir. Silfrid, la Finlandaise, fut réveillée par la voix de M. Gé qui lui parlait dans sa langue. Elle se redressa, regarda autour d’elle, elle ne le vit pas, elle s’effraya un peu.
— Ne t’inquiète pas, lui dit M. Gé, je te parle de mon bureau… Écoute-moi bien, le temps devient court, écoute-moi et réponds : y a-t-il quelque chose que tu aurais envie de faire – une envie folle… et que tu n’aurais jamais pu faire ?
Silfrid, étonnée, un peu ensommeillée, hésita puis fit une moue et dit non.
— Réveille-toi ! Réfléchis ! Une chose que tu n’as jamais osé faire, maintenant tu peux, et il faut la faire vite, vite !…
— Mais quoi ?
— Casser tous les miroirs !… Mettre le feu à la maison !… Faire l’amour avec mon chien danois !…
— Vous êtes fou !… C’est dégoûtant !…
— Tu es une fille sage… Bon… Tu as tout de même bien une envie secrète ?… Des bijoux ? de l’or ? des diamants ?
— Si vous voulez me donner encore un petit quelque chose, j’aimerais mieux des dollars…
— Qu’est-ce que tu veux en faire ?
— Je veux monter une ferme modèle… il me faudrait au moins cinq cents vaches…
— Seigneur ! Des vaches !… dit M. Gé.
— Du lait… dit Silfrid, émerveillée. Distraitement, par association d’idée inconsciente, elle se gratta le bout du sein droit.
— Trop tard, la ferme… Je ne peux rien pour toi, dit. M. Gé. Adieu mon pigeon…
— Attendez ! Si ! Il y a quelque chose que j’aime ! je viens d’y penser !…
M. Gé la voyait, assise comme une petite déesse sur la fourrure verte, ses bras serrés autour des genoux, son menton posé dessus, la tête un peu inclinée, avec ses longs cheveux qui coulaient sur le côté droit. Mais elle ne le voyait pas, et elle trouvait gênant de parler à un invisible. Alors elle parla pour elle-même, doucement.
— Des perles… dit-elle dans un souffle.
— Bravo, dit M. Gé. Ça, je peux… Tu vois le tableau en face de toi, au mur ?
C’était le Printemps, de Botticelli. L’original. Celui de Florence était une bonne copie.
— Oui, je le vois, dit Silfrid. Je l’ai déjà vu sur un timbre-poste…
— Tu l’aimes ?
— Boff…
Gé invisible sourit.
— Approche-toi du tableau…
Elle se déplia et descendit du lit.
— Tu es très belle… Tu sais marcher nue… Il y a très peu de femmes qui savent… Ou elles ont peur, elles se recroquevillent, ou elles s’étalent comme de la pâte qui a perdu son moule.
— Vous me voyez ?
Instinctivement, elle posa une main sur sa poitrine et l’autre au bas de son ventre.
— Je vois tout, dit M. Gé. Ne te ferme pas !… Laisse-moi te regarder une dernière fois. Il faut toujours que vous fermiez quelque chose de vous ! votre tête, votre coeur ou votre sexe, ou les trois… Vous croyez vous mettre à l’abri… Vous ne faites que meurtrir les hommes qui vous aiment. Vous les obligez, pour vous connaître, à se transformer en conquérants. Alors ils fabriquent les Bombes… Ce n’est pas le monde qu’ils veulent détruire, c’est le mur derrière lequel vous vous cachez…
Silfrid écoutait ce discours sans le comprendre. Elle était arrivée devant le tableau. Maintenant qu’elle se savait regardée, elle ne savait que faire de ses mains. Elle les laissa pendre, puis les croisa derrière son dos.
— Bon, dit M. Gé, tu ne m’as même pas entendu… Quand on parle à une femme d’être ouverte et vraie, c’est comme si on parlait à un oiseau le langage des poissons. Ça n’entre même pas dans ses oreilles. Les tiennes sont ravissantes, quand on les voit. Tout cela n’a d’ailleurs plus aucune importance, ni tes oreilles ni ce que je leur dis. Il y a des siècles que je n’avais pas autant parlé à une femme. Tourne-toi, que je te regarde encore… Tu es la dernière, pour longtemps… Mets tes mains sur la tête, comme des fleurs… Tourne doucement… Tu es belle. Je te remercie… Maintenant, viens te placer devant la dame qui porte une robe fleurie, et pose ton doigt sur son gros orteil.
— Mais…
— Pose !… Maintenant, appuie !…
Elle appuya. Elle sentit un petit frémissement sous son doigt, puis le tableau monta sans bruit vers le plafond. Dans le mur dégagé une porte s’ouvrit, une lumière douce et blanche s’alluma, éclairant une piscine en forme d’oeuf coupé dans le sens de la longueur. Elle était assez longue et large pour qu’on y pût nager un peu, mais assez petite pour rester intime. Le mur en voûte au-dessus d’elle formait l’autre moitié de l’oeuf. Il était de mosaïque blanche et crème, avec des taches d’or.
La piscine était pleine de lait.
Du moins Silfrid crut-elle tout d’abord que c’était du lait car son esprit n’acceptait pas l’image que ses yeux lui envoyaient. Quand elle comprit, elle fit « ho ! » comme si elle recevait un coup, et tomba à genoux.
— Ce sont les perles que mes ancêtres ont collectionnées depuis la Tour de Babel, dit M. Gé. Elles sont à toi. Aime-les vite…