Les chameaux s’étaient relevés avant les brebis. De leur long pas placide ils recommencèrent à monter, le chameau en tête et les trois chamelles derrière, chacune selon son rang, à la queue leu leu. La plus jeune, sévèrement mordue pendant la bataille de préséance, marchait modestement au bout.
Ils trouvèrent la rampe obstruée par le troupeau bêlant. Ils s’arrêtèrent. Ils n’étaient pas pressés. Mais Flic et Floc, qui n’avaient jamais rencontré d’animaux pareils, et qui avaient retrouvé leurs forces et leur vigilance, virent dans ces grands machins un danger évident pour les douces créatures dont ils avaient la garde. Ils firent face aux monstres, montrèrent les dents et grondèrent, ce qui laissa les chameaux complètement indifférents. Alors Flic aboya férocement sa colère, fonça et mordit la première patte qu’il trouva. Laquelle patte se souleva et l’envoya promener à dix mètres, avec trois côtes luxées. Il tomba en hurlant sur le dos du bélier, qui s’affola et partit au galop vers le haut de la rampe, sa clarine sonnant le tocsin. Une partie des brebis le suivit à la même allure, l’autre partie rebroussa chemin, passant entre les pattes des chameaux. Floc les rattrapa, les dépassa, se retourna contre elles et les fit remonter. Flic essayait de réaliser la même manoeuvre en sens contraire avec l’autre moitié. Un bon chien ne doit jamais laisser un troupeau se couper en deux. Mais le bélier fonçait tête basse et les brebis suivaient le bélier. Ils débouchèrent hors de la rampe, Flic bondit, stoppa les brebis et les rassembla. Jao le bélier, continuant de monter, s’était engouffré dans un escalier. Flic s’y engouffra à son tour.
— La sonnette ! C’est la sonnette ! cria Mme Jonas.
— Non, dit Jim, c’est la cloche du bélier…
Ils se tenaient tous les quatre debout au milieu du salon, vêtus de leurs scaphandres antiradiation et coiffés de cagoules. Les tenues étaient de couleurs vives, pour être vues de loin, en cas de nécessité, celle de M. Jonas rouge, celle de sa femme jaune, celle de Jim orange et celle de Jif blanche. Ces deux dernières, prévues pour des tailles de vingt ans, étaient un peu trop grandes et faisaient des plis, mais c’était sans importance…
Ding-ding-ding-ding ! Bââ ! Bââ ! Ouah ! ouah-ouah !… Ouah !… Bè-bè-bè-bè…
Le tumulte animal se rapprochait. Une série de chocs sourds et lointains ébranla l’Arche. Les portes d’or, d’acier, de béton et de bronze commençaient à s’ouvrir.
— Les portes s’ouvrent ! dit M. Jonas. Mettez vos masques !
Ils s’accrochèrent au visage les masques qui pendaient à leur cou. Pour pouvoir mettre le sien, M. Jonas avait coupé sa barbe…
Bââ ! Bââ ! Bêlant et sonnant, le bélier déboucha dans le salon, tête basse, percuta la table chinoise et la pulvérisa. Flic aux trousses, il continua tout droit, traversa la pièce et sauta dans le Trou.
Gros cling. Glouf.
Flic allait suivre le même chemin quand quelque chose l’arrêta pile : l’odeur de l’homme !
Il se retourna, regarda les quatre silhouettes étranges au milieu de la pièce et malgré leurs museaux de cochons grillagés, reconnut des êtres humains. Son coeur d’amour lui emplit la tête et le corps. Il vint vers eux en remuant tellement la queue qu’il en ondulait jusqu’au bout du nez.
— Chien ! Beau chien ‘ dit Mme Jonas.
Elle comprit ce qui lui manquait, ce qu’il cherchait : un visage, un regard. Tant pis pour les radiations. Elle ôta son masque. En aboyant de bonheur, il lui sauta dans les bras, elle le retint et il lui lécha la figure du menton au front, en toute hâte, plusieurs fois, sans oublier les joues et les oreilles. Tout le troupeau de brebis, poursuivi par Floc, entra dans le salon en tourbillonnant, monta sur le divan et sur les fauteuils. Bè-bè. bè, bè, bè,…
Drrin !… Drrrin !… Drrin !… La sonnette.
— C’est la sonnette ! Cette fois c’est la sonnette ! cria Mme Jonas.
— Bébé bon bastre ! lui dit son mari.
Ce qui signifiait : « Remets ton masque ». Elle comprit et le remit.
M. Jonas leva sa main gauche qui tenait le compteur Geiger et regarda…
Il y avait de la radiation. On ne pouvait pas dire qu’il n’y en avait pas. Ce n’était pas très dangereux, mais on ne pouvait pas dire que ça ne l’était pas. Cela aurait pu être pire. De toute façon, les jeux étaient faits. Une seule attitude était possible : en avant !…
M. Jonas montra la porte du salon, et se mit en route en slalomant à travers les brebis, suivi par sa famille. Drrin ! Drrin ! Drrin ! continuait de sonner la sonnette. Et le Distributeur lui répondit : « J’ai du bon tabac dans ma tabatière… » Cette fois-ci, il était allé jusqu’au bout de la phrase. Cela ne lui était jamais arrivé.
Le mur s’ouvrit.
Il se fendit de haut en bas et, dans l’ouverture, souriant, apparut M. Gé, tout de blanc vêtu, tenant dans sa main gauche une rose. Jim tomba à genoux.