Elle trouva Jim dans sa chambre, à plat ventre sur la moquette, en train de copier sur un papier-ardoise les mots du dictionnaire avec leur définition. Ses yeux brillants dévoraient le livre. Non, ce n’était pas ici qu’elle trouverait une faiblesse…
— Où est Jif ?
— Je ne sais pas… En bas peut-être…
Il n’avait même pas levé la tête pour lui répondre. Jif était étendue dans l’herbe, le visage au-dessus du plafond des papillons. M. Gé n’avait choisi que les mâles de certaines espèces, et que les femelles de certaines autres, les plus beaux et les plus belles. Rappelés à la vie, ils ne pourraient pas se reproduire. M. Gé n’avait pas envie de voir les jeunes arbres du monde nouveau dévorés par les chenilles. Les papillons ne vivraient que quelques heures, le temps que les passagers de l’Arche pussent les regarder s’envoler, le temps d’un léger feu d’artifices de grâce et de couleurs, le temps d’une joie brève et d’un long souvenir.
Ils étaient là plusieurs milliers, immobiles, maintenus en plein vol par un fluide transparent gelé au froid absolu. Un éclairage changeant animait leurs couleurs et presque leurs ailes. Jif, doucement, leur parlait. Sa mère s’assit à côté d’elle.
— Auquel tu parles, ma chérie ?
Jif chuchota :
— À celui-là…
Elle le montra du doigt. Il était grand comme une main d’enfant. Ses ailes étaient bleues au centre et à l’avant, avec une couronne de taches d’un blanc neigeux. À l’arrière et sur les bords, le bleu devenait noir, avec une couronne de taches safran, et deux petites taches roses à l’extrémité.
— Qu’il est beau ! Qu’est-ce que tu lui dis ?
— Je lui ai montré ma croix, pour qu’il la mette dans sa chanson…
— Quelle chanson ?
— Quand il se réveillera, je lui ai demandé de chanter une chanson. Comme quand tu chantes « alouette »… Tu crois qu’il chantera ?
— Tu sais, un papillon, ça n’a pas une grosse voix !
— Oh s’ils se mettaient tous à chanter en même temps, dis, ce serait joli !… Est-ce que tu crois qu’ils connaissent « l’alouette » ?
— Franchement, ça m’étonnerait…
— Eh bien ils chanteront autre chose… Moi quand je chante je chante n’importe quoi…
— Oui mon petit oiseau… Comme un oiseau…
— Oh ! Maman ! tu sais, nous avons fait encore un enfant !… Tu ne peux pas imaginer comme c’est agréaaable !…
— Si, si… J’imagine très bien !… Mais ce n’est pas la peine de le dire chaque fois que vous le faites !…
— Pourquoi ?…
— Eh bien parce que… Comment dire ?… Bon, passons… Ou plutôt, puisque tu en parles, est-ce que tu aimerais que Jim fasse des enfants, comme ça, à d’autres femmes ? Ça te plairait, de voir Jim entouré d’autant de filles qu’il y a de papillons là-dessous ?
— C’est impossible ! Il n’y a que toi et moi !
Mais la voix de Jif, malgré sa dénégation, avait changé de registre, perdu l’insouciance, trouvé tout à coup l’inquiétude. Mme Jonas le perçut parfaitement et fut satisfaite. Ça allait marcher…
— Rien que toi et moi ? Qu’est-ce qu’on en sait ? C’est M. Gé qui l’affirme, mais il n’en sait rien du tout ! Tous ses instruments à la surface ont craqué ! Si on ouvre l’Arche on va peut-être trouver plein de vivants là-haut !…
— Des vivants ? Des hommes ? Plusieurs hommes ?
— Des femmes, surtout ! C’est bien plus résistant, les femmes ! Ça travaille deux fois plus, une fois dehors, une fois à la maison, ça endure tout, les grossesses, le métro, la vaisselle, le mari !… La Bombu ça m’étonnerait pas qu’elles l’aient endurée aussi !… Ça doit être plein de femmes, là-haut, de toutes les races, des jaunes, des noires, des Parisiennes !…
Jif commençait à être épouvantée. Des femmes jaunes ? Des femmes noires ?… Des Parisiennes ?
— Qu’est-ce que c’est, des Parisiennes ?
— Des vampires ! Dès qu’elles voient un homme elles l’attrapent et elles se font faire des enfants sans arrêt, la nuit et le jour !
— Je ne veux pas ! Il est à moi ! cria Jif en sautant sur ses pieds, toutes griffes dehors.
Mme Jonas poussa un grand soupir de satisfaction. Enfin, Jif venait d’avoir une vraie réaction de femme ! On allait pouvoir compter sur elle…
— Eh bien, ma belette, si tu veux pas que les autres femmes te le prennent par morceaux ou tout entier, il faut le garder à la maison ! La place idéale d’un mari, c’est dans le placard. Mais ce n’est pas facile, il faut qu’il aille travailler… Ou bien tu le laisses sortir pour aller chercher des cigarettes, et à peine il a mis le pied sur le passage clouté, il y a là une femme, ou deux, ou trois, qui lui sautent dessus, et des fois tu le revois plus !…
Jif ne comprenait pas tout, elle ne savait pas ce qu’étaient un passage clouté, ni des cigarettes, mais le sens général lui apparaissait parfaitement : il y avait quelque part, en haut, des femmes dévoreuses qui voulaient lui prendre son Jim !…
— Il ne faut pas le laisser sortir ! dit sa mère. Il ne faut pas ouvrir l’Arche ! Ici tu n’as absolument rien à craindre, elles ne pourront pas arriver jusqu’à lui…
— Mais il ne pense qu’à sortir ! Il copie dans le dictionnaire tous les mots du dehors…
— Écoute ma pigeonne, un homme, ça croit commander, mais c’est toujours la femme qui décide… Tu vas le décider à ne pas ouvrir… Mais pour ça il faut qu’il t’aime, et qu’il le sache. Pour qu’il le sache, il faut qu’il te le dise… Ne t’énerve pas comme ça !… Assieds-toi là, près de moi… Tu vas lui demander de te dire qu’il t’aime…
Jif prit une grande inspiration pour se calmer et se laissa tomber dans l’herbe plastique, près de sa mère.
— Et quand il te l’aura dit, reprit Mme Jonas, il ne pourra plus rien te refuser…
— C’est ça, l’amour ?
— C’est ça, l’amour…
— Mais comment je vais lui demander ?
— C’est pas compliqué… Tu lui dis : « Jim, dis- moi que tu m’aimes ! »… Tant qu’il ne te l’a pas dit, il ne le sait pas. Et s’il ne sait pas qu’il t’aime, il ne t’aime pas… Répète après moi tendrement : « Jim, dis-moi que tu m’aimes !… »
Mme Jonas fondait de tendresse en se rappelant comment Henri le lui avait dit la première fois, au petit matin, après la chaude nuit dans l’auberge du bord de Loire. Elle dormait, plongée tout entière dans un bonheur épuisé, et elle avait été réveillée, très doucement, par une voix qui murmurait à son oreille « Lucie, je t’aime… je t’aime… je t’aime… ». Le soleil levant, glorieux, entrait par la fenêtre…
Des larmes perlèrent à ses yeux. Jif la regarda avec étonnement, puis se râcla la gorge et claironna :
— Jim ! Dis-moi que tu m’aimes !
— Oh non ! Oh non ! dit Mme Jonas désolée. Pas comme ça !…
Après un quart d’heure de répétition cela allait mieux. Jif commençait à soupçonner ce que c’était, l’amour.