Le noir total emplissait l’Arche. Les « nuits » habituelles étaient baignées d’une faible lumière bleue, dispensée par des plafonniers qui ne s’éteignaient jamais, même dans les chambres. On pouvait en réduire la luminosité jusqu’à la rendre presque imperceptible, mais pas la supprimer. M. Gé avait voulu éviter, par ce dispositif, la naissance de la peur de l’obscurité absolue, et de la claustrophobie qui en aurait résulté
Les lampes blanches s’étaient éteintes, toutes d’un seul coup, partout, et les plafonniers ne s’étaient pas allumés.
— C’est déjà la nuit ? demanda Jif, surprise.
Jim écarquillait les yeux pour essayer de comprendre. Il serra le dictionnaire sous son bras gauche et tendit lentement sa main droite devant lui, paume en avant. Pour toucher.
Toucher quoi ? Il ne savait pas. Quelque chose de dur ou de mou. Le noir.
Jif, en qui montait l’angoisse, l’appela.
— Jim tu es là ? Où es-tu ?…
Elle était sortie de la douche mais n’osait pas aller plus loin.
— Jim ! Viens près de moi ! Ne me quitte pas !… Quelle drôle de nuit ! C’est noir !…
— C’est plus que la nuit, dit Jim. C’est le malheur ! Il y a un malheur !…
Sa voix monta jusqu’au cri :
— Monsieur Gé ! Il y a un malheur !… Monsieur Gééé !… Il y a un malheur !… C’est NOIR !…
M. Gé ne répondit pas. Le silence pesa sur le noir. La voix de Jif le perça, toute petite, terrifiée, chuchotée.
— Jim !… Ne me laisse pas !… Viens près de moi !… Ne me laisse pas !…
Il chuchota de même, pour que le noir n’entendît pas.
— Je viens… Ne bouge pas… Où es-tu ?
— Près de la douche…
— Je viens… Ne bouge pas… Je t’aime…
Boum…
— Aïe !…
— Qu’est-ce que c’est ?
— La barre fixe !…
Elle pouffa. Le rire chassa la peur. Il se mit à rire aussi. Il posa son livre à terre et, les deux mains tendues, alla vers Jif. Il la trouva. Elle était mouillée. Il posa ses mains sur elle, dans le noir. Les hanches, la taille. Dans le noir, un sein, une épaule. Il ne la voyait pas, il la touchait, noire. Il dit, étonné :
— Tu es nue !…
Elle le toucha. Les deux mains à plat sur la poitrine, la taille, les hanches, dans le noir, une main, le sexe… Elle dit, inquiète :
— Toi aussi !…
Ils vivaient, depuis seize ans, aussi souvent sans vêtements que peu vêtus. Hors de la lumière, pour la première fois, ils venaient de savoir qu’ils étaient nus.