Seize ans plus tôt…, non, dix-sept ans…, si on en croyait l’horloge du salon, qui disait n’importe quoi cette vieille folle, mais avec exactitude, Lucie, qui n’était pas encore Mme Jonas, venait de terminer sa journée, quelque part du côté de Laprugne, aux confins de l’Auvergne et du Bourbonnais. Depuis une semaine elle essayait de vendre aux dernières paysannes du Centre la plus perfectionnée des machines à tricoter : la Super-2000, à laine liquide et colorants incorporés. C’était une merveille de la chimie, de la mécanique et de l’électronique. Son clavier la faisait ressembler à une machine à écrire perchée sur quatre pattes de héron, à laquelle on aurait ajouté quelques tuyaux d’orgue tronqués : les réservoirs de laine et de colorants. On composait le modèle sur le clavier, on appuyait sur le bouton M, la machine se mettait à ronronner et on voyait descendre entre ses quatre jambes le pull-over ou la paire de chaussettes demandées, coloration et séchage instantanés. Un pull grande taille était tricoté en dix-sept secondes.

Mais parfois il y avait des ennuis. Lors de sa dernière démonstration, une demi-heure plus tôt, devant une vieille paysanne méfiante, la machine s’était bloquée. Énervée, elle l’avait secouée, et la Super-2000 avait craché brusquement au-dessous d’elle une sorte de monstre pure laine, une masse spongieuse couleur cèpe, grosse comme une bonbonne, coiffée d’un chapeau-culotte jaune, cravatée de chaussettes multicolores et parsemée d’une multitude de doigts de gants roses, taille premier âge.

La vieille paysanne avait regardé l’objet avec étonnement, puis avec méfiance, puis avec une terreur grandissante. Lucie avait remballé très vite son matériel et regagné son petit autogire posé dans le pré voisin. Elle était découragée. Bertrand, son chef des ventes, lui avait pourtant assuré qu’elle allait « faire un malheur »…

— Vous ne le croiriez pas, il existe encore en France 371 vraies fermes abritant de vraies familles de paysans ! Si ! C’est vrai !… Au fond des campagnes ou en haut des montagnes… Ces gens-là n’ont jamais été prospectés, ils sont trop loin… Nous les avons repérés. Vous allez leur foncer dans le buffet, leur vendre notre merveille ! Travaillez ¡es grand- mères. Elles vont se jeter dessus ! Ça va les amuser comme des folles pendant les soirées d’hiver, elles en ont toutes leur claque de la télévision… Avec tout ce qu’on y voit !… Vous allez en vendre au moins 200 ! Peut-être plus ! Et si elles veulent vous payer en napoléons vous leur faites une remise… Dix pour cent… Vingt !… Zut, vous pouvez aller jusqu’à trente !… Elles en ont ! Elles en ont toutes !… Vous avez vu le franc suisse, comme il dégringole ? C’est pas croyable ! On se demande où on va… Avec ces bruits de Bombes… ils sont fous ! Le monde est fou !…

Elle n’en avait pas vendu une…

Elle venait seulement de comprendre la raison très simple de son échec : pourquoi ces femmes auraient-elles acheté un engin si compliqué et si cher alors que pour tricoter un pull-over il leur suffisait d’une paire d’aiguilles ?

Il lui restait à prospecter encore douze fermes dans le. Centre avant de se diriger vers la Bretagne. Mais elle était déjà certaine du résultat : zéro.

Son autogire survolait les tristes paysages bourbonnais, avec leurs pâturages déserts, et les usines à bestiaux polyvalentes dont les quadrilatères de béton écorchaient les douces courbes des collines. Elle en avait visité une au début de sa tournée, guidée par un ingénieur agricole enthousiaste. Elle avait vu, alignées dans des rangées de boxes étroits, immobilisées par des camisoles de nylon, des vaches, des vaches, des vaches… Dans le mufle de chacune s’enfonçait un tube nourricier, jusqu’au fond de l’estomac. Il déversait vingt-quatre heures par jour, dans la quatrième poche digestive, de l’herbe pré-ruminée, additionnée de poudre d’algues. À l’autre extrémité de l’animal, un tuyau à ventouse aspirait tous les déchets solides et liquides, et les livrait à un convertisseur qui les transformait sur- le-champ en granulés-aliments. Des courroies sans fin les distribuaient dans les mangeoires des poules pondeuses biologiquement accélérées, qui, sans arrêt, mangeaient par une extrémité et pondaient par l’autre.

Les mamelles des vaches étaient sucées en permanence par la trayeuse-transformeuse, qui livrait à la sortie le beurre enveloppé et les millions de pots de yaourts.

Le petit-lait coulait vers le malaxeur de la porcherie, dans lequel arrivait d’autre part le flot continu des poules hors-ponte. Parvenues à leur dernier oeuf, vidées de toutes leurs réserves, il ne leur restait plus que les os, un peu de peau écorchée, un bec usé, et deux ou trois plumes. Le malaxeur les brassait dans le petit-lait, et le broyeur faisait du mélange une bouillie dont les porcs se régalaient.

Tout finirait en saucisses.

Une rose au paradis
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