Un immense bouquet de mille fleurs diverses jaillissait hors d’un grand vase de Chine posé sur un tapis persan à personnages, au pied du mur de verre. Sous le tapis, la moquette épaisse avait la couleur, la douceur et la fraîcheur de la mousse. M. Gé s’approcha d’une rose rose aussi grande que lui, lui sourit, la respira en fermant les yeux de plaisir, posa ses lèvres sur ses lèvres, rouvrit les yeux et regarda Paris à travers les grappes jaunes d’une branche de cytise. Le soleil s’inclinait vers l’ouest dans une brame rouge, et glaçait de rose les toits de la ville biscornue, accroupie sur ses trésors. Tout cela, l’éphémère et l’irremplaçable, allait disparaître, et tout le reste aussi, avant que le jour fût fini. C’était M. Gé qui en avait décidé ainsi, avec quelque regret. Sans trop. Il ne pouvait faire autrement, ni attendre davantage.

Il vint s’asseoir à son bureau. C’était un ovale d’acajou nu, avec une encoche en croissant pour le fauteuil.

À droite de sa main droite, dans le bois rouge sombre, quelques taches rondes, de couleurs diverses, luisaient d’une faible lueur. Il posa le bout de l’index sur la tache rouge.

La voix de son premier secrétaire répondit aussitôt, interrogative :

— Oui monsieur ?

— Vous allez bien, Harold ? Vous êtes heureux ?

Douze étages plus bas, seul dans son bureau insonorisé, assis devant sept téléphones amplirépétiteurs et un clavier de cent quarante-deux commandes, tournant le dos au mur de verre, Harold se permit de prendre une expression légèrement étonnée, mais n’en laissa rien paraître dans sa voix.

— Oui monsieur, je vous remercie…

— C’est bien Harold, c’est très bien, j’en suis satisfait…

Il y eut un court silence. Harold attendait, M. Gé retardait d’une seconde et quelques centièmes le moment de prononcer les premiers mots de la situation nouvelle, qui allaient commencer à ouvrir la faille entre l’habituel et le définitif. Au-dessus du bouquet, le rouge du ciel donnait au passage, une joue rose au Sacré-Coeur, entrait et allumait les marguerites, ourlait d’orange le cytise, exaltait les roses et émouvait délicatement la veste blanche de M. Gé, boutonnée jusqu’au cou.

— Harold…

— Oui monsieur ?

— Je ne veux plus être dérangé, ne m’appelez plus, coupez tous les circuits, éteignez les récepteurs, laissez-moi seulement le contact avec ma maison.

— Bien monsieur. Mais nous attendons un appel du Premier britannique, et un du Vatican… Le pape désirerait obtenir votre aide pour…

— Qu’il s’adresse à Dieu, Harold… L’équipe du soir est arrivée ?

— Bien sûr, monsieur.

— Renvoyez tout le monde…

— Mais !…

— Une semaine de vacances… Et dites à tous que je double les appointements… Je triple les vôtres, Harold…

— Monsieur, je… Je ne sais comment…

— Ne dites rien… Quand on se croit obligé d’exprimer sa gratitude, on perd la moitié de sa joie… Estimez-vous que c’est trop ?

— Oh, ce n’est jamais trop !…

— Vous voyez bien… Faites donner à chacun une prime de six mois, qu’ils la touchent avant de partir. Il y assez de liquide en caisse ?

— Certainement… Puis-je vous demander, monsieur ?… Est-ce que vous fêtez un événement agréable ?… Vous est-il arrivé quelque chose ?

— Non, pas encore, Harold, merci…

— Ils vont être très heureux, monsieur, mais tout le travail va prendre un retard effrayant !…

— Aucune importance, Harold, ce qui est important c’est qu’il y ait le plus possible de gens heureux ce soir.

— Moi je commence à être inquiet…

— Ne cherchez pas à être trop intelligent… Prenez ce qui se présente. Si c’est une fleur, cueillez-la. Si le loup vient ensuite, il est toujours temps de se faire mordre. Coupez tout ! Bonsoir Harold !

— Bonsoir, Monsieur…

Les petites taches rondes colorées dans l’acajou du bureau s’éteignirent, sauf une, bleue, un peu à l’écart des autres. M. Gé l’effleura du bout du doigt. Une partie du bureau glissa, découvrant un écran de télévision. L’écran devint lumineux mais resta vide. M. Gé posa trois fois, légèrement, son doigt sur la tache bleue. Dans l’écran apparut une fille aux longs cheveux dorés, qui dormait nue sur un lit de fourrure vert pâle au poil très ras. Elle s’était endormie de profil, les deux mains sous une joue, les genoux inégalement relevés vers sa poitrine, découvrant avec candeur son sexe clos comme la porte d’une maison convenable.

Une rose au paradis
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