Devant la porte close de la chambre de Jim, Mme Jonas se lamentait.
— Viens, Jim ! Sors de ta chambre, viens !…
Le désarroi après le coup d’instinct qui l’avait projetée dans l’action, et la crainte au sujet de Jim, lui faisaient les paumes des mains moites. Elle les essuya sur ses hanches, à sa robe à mouettes. Il lui semblait qu’elle portait ces mouettes depuis une éternité. Et pourtant il n’y avait que quelques heures qu’elle les avait sorties du Distributeur.
— Jim ! Mon petit poussin ! Mon chéri ! Viens ! Sors de ta chambre ! Viens manger !…
Une mère s’imagine toujours, quel que soit l’âge de son enfant, que si elle l’appelle pour manger il va se précipiter comme au temps du biberon. Mais Jim ne bougeait pas et restait muet…
— Viens ! Il y a du poulet !…
Il y avait du poulet, mais c’était du poulet froid. Pour la première fois depuis qu’il distribuait, le Distributeur l’avait livré ainsi.
Jif l’avait goûté avec méfiance, mâchouillé un peu.
— C’est drôle…
À la deuxième bouchée elle avait souri.
— C’est pas mauvais…
— Ce serait meilleur avec une mayonnaise, avait dit M. Jonas, un brouillard de nostalgie au fond de la voix.
Une mayonnaise… Pour faire une mayonnaise il faut un oeuf. Sainte-Anna n’en fabrique pas. Il faut qu’il soit pondu. Par une poule. Il y a des poules dans le zoo. Elles dorment. Quand on les réveillera elles pondront. Dans quatre ans.
Une mayonnaise dans quatre ans…
Attention… Il faut aussi de l’huile. Olives. Il y a des plants d’oliviers dans les réserves. « À cent ans, un olivier est un enfant », disait le grand-père paysan. Plutôt l’arachide, c’est annuel. Mais il faudrait l’Afrique. Le colza, le tournesol ?… Il y a des semences dans les réserves. On sèmera, on récoltera…
Une mayonnaise dans cinq ans.
Mais pour obtenir l’huile il faut un moulin. On construira un moulin.
Un tout petit moulin.
Pas de bois, puisqu’il n’y a plus d’arbres. Un petit moulin tout en pierres et en métal. Pour tailler les pierres il faut des outils. Pour forger le métal, fabriquer les outils, il faut trouver du minerai et du charbon, faire du feu…
Une mayonnaise quand ?
M. Jonas se rendit compte qu’il ne mangerait sans doute plus de mayonnaise de sa vie. La mayonnaise était le fruit de toute une civilisation. Ses arrière-petits-enfants peut-être pourraient en déguster une. À condition qu’on ne perde pas un seul jour quand on rouvrirait l’Arche. Il faudrait aussitôt semer, planter, semer, planter. Ni l’animal, ni l’homme ne peuvent vivre sans les végétaux. Sans l’herbe. Sans le bois. L’herbe pousse vite mais rien ne peut obliger les arbres à se presser. La nouvelle civilisation serait obligée de les attendre.
Quand on rouvrirait l’Arche… Cette ouverture posait un problème que M. Jonas était seul à connaître. Il n’en avait parlé à personne. D’ici à quatre ans il en trouverait la solution. Bien avant, sans doute. Il était remonté par l’escalier de sa visite aux machines et avait donné à tout le monde l’instruction de ne pas utiliser les ascenseurs, pour ne pas risquer d’y rester bloqué. Il avait trouvé la machinerie en parfait état. Rien n’expliquait la quadruple disjonction. C’était justement ce qui l’inquiétait. Le premier circuit s’était remis à fonctionner normalement lorsqu’il avait renclenché les disjoncteurs, à la main. Tout était parfaitement, totalement, normal.
Mais ce poulet froid ?…
En revenant de l’atelier, Mme Jonas avait croisé Jim qui courait vers sa chambre, les yeux fous. Il l’avait regardée avec horreur, puis s’était enfermé, et ne voulait plus sortir. Tout son univers s’était écroulé d’un seul coup. M. Gé et sa mère étaient les deux piliers de son âme. Il leur devait la vie, il les adorait également, sa mère avec tendresse, M. Gé avec vénération, et voilà que, tout à coup, M. Gé était mort et c’était sa mère qui l’avait tué…
— C’est pour ton fils que je l’ai fait ! criait Mme Jonas à travers la porte.
Jif, sans s’émouvoir, lui avait dit ce que le plafond leur avait raconté.
— S’il fallait recommencer, je recommencerais !… Et même M. Gé, s’il pouvait te parler, il te dirait que j’ai bien fait !… Il veut que vous repeupliez la Terre ? Eh bien c’est pas en commençant à massacrer vos enfants que vous allez repeupler !… Allez, viens… Viens manger…
Elle attendit, elle écouta. Rien… Inquiète, elle fit l’inventaire, dans sa mémoire, de tout ce qui se trouvait dans la chambre de Jim. Ou dans ses poches. Et avec quoi il aurait pu chercher à se faire du mal. Heureusement, il n’avait même pas un canif.
Elle retourna au salon. Jif, après la cuisse, avait mangé l’aile.
— Et ton frère, tu y penses ? lui dit sa mère.
— J’ai faim, dit Jif. Il n’a qu’à se commander un autre poulet.
— C’est vrai qu’il faut que tu manges pour deux, maintenant… Tu as raison… Va chercher Jim… Toi tu arriveras peut-être à le faire sortir… Où est ton père ?
— Il est redescendu aux machines, il cherche…
— Quoi ?
— Je ne sais pas…
— Arrête de ronger cet os ! Donne… Va chercher ton frère…
Jif s’essuya les lèvres et les doigts avec son drap péplum, donna à sa mère la serviette et les os, se leva et se redrapa pour aller chercher Jim. La mort de M. Gé ne l’avait pas affectée. Elle trouvait que sa mère avait fait preuve de courage. Elle ne l’approuvait pas entièrement, mais elle admirait son esprit de décision. Quant à M. Gé, elle ne l’avait jamais beaucoup aimé. Son regard la gênait. Il voyait à l’intérieur. Elle n’avait rien à cacher, mais on aime se sentir à l’abri derrière les rideaux, même si l’appartement est propre.
Mme Jonas, soucieuse, posa la serviette et les os sur le plateau d’argent, le prit et se dirigea vers le Trou. Elle s’en approchait sans crainte. Elle n’éprouvait aucun remords. Seulement du regret d’avoir été obligée d’en arriver là. Mais comment faire autrement ? Son souci, c’était Jim. Parviendrait-elle à lui faire comprendre ? Et admettre l’inévitable ?
Elle jeta le plateau et les restes dans le Trou Cling.
Le Trou ne faisait plus glouf.
Elle revint vers son fauteuil jaune familier, en humant l’air à plusieurs reprises. Est-ce qu’elle se faisait une idée, ou est-ce que ça sentait vraiment l’odeur de… Elle haussa les épaules. Sans doute son imagination…
Quand Jim entra, suivi de Jif, il portait son dictionnaire devant lui, à deux mains, fermé, avec un doigt coincé entre les pages, pour marquer l’endroit qu’il voulait retrouver. Il s’arrêta, et fixa son regard sur sa mère.
— Jim !
Elle se leva lentement. Elle tremblait. Ce n’était plus son petit !… Ce regard dur, ce visage tragique, ces mâchoires crispées…
Il s’avança vers elle et quand il l’eut rejointe, il ouvrit le dictionnaire et lut :
— Assassin : celui qui tue avec préméditation ou par trahison…
Il releva les yeux vers elle et lui dit d’une voix glacée :
— Assassin !…
Suffoquée, elle trouva au fond de son désespoir et de son amour le réflexe sauveur. À tour de bras, elle le gifla. Pan ! Pan ! Les deux joues.
— Tiens ! Je t’apprendrai à parler à ta mère !
Ahuri, il écarquilla les yeux et laissa tomber le dictionnaire. Aussi stupéfaite que lui, Mme Jonas regarda sa main qui venait de le frapper. C’était la première fois. Jamais, jamais elle ne l’avait fait, ni sur ses joues ni sur ses fesses de petit garçon. Une grosse boule lui monta à la gorge. Ce fut comme si ces deux gifles qu’elle venait de lui donner, c’était elle qui les avait reçues, en plus du mot atroce qu’il lui avait jeté. Elle se mit à pleurer puis à sangloter à gros sanglots, debout, raide, immobile. Et elle pensait qu’elle pleurait beaucoup depuis quelque temps, et que c’est pas vrai que ça fait du bien, ça ravage, et que le mot que lui avait dit son petit elle l’avait mérité, c’était la vérité, c’était ce qu’elle avait fait, avec préméditation et par trahison. Et tout cela elle ne le pensait pas clairement, elle n’avait pas la force vraiment de penser avec des idées bout à bout l’une après l’autre, c’était tout mélangé, confus, c’était lourd, elle avait trop de peine…
— Maman ! cria Jim.
Et il se jeta dans ses bras.
M. Jonas revenait du fond de l’Arche, l’air soucieux. Il tenait son petit tournevis dans la main droite.
— Tu as trouvé ce que tu cherchais ? demanda Jif.
— Non…, non…
Il hochait la tête en regardant sa femme et son fils, et sa longue mince barbe ondulait un peu à la façon de la corde à sauter d’une fillette qui joue à faire le serpent.
Jim s’était laissé glisser à genoux devant sa mère, il la tenait à deux bras, le visage caché dans sa jupe et c’était lui qui pleurait maintenant en lui demandant pardon. Mme Jonas souriait, au milieu de ses larmes qui coulaient, et caressait les cheveux de son petit avec ses deux mains, en reniflant
— Il faudrait liquider cette histoire une fois pour toutes, dit M. Jonas. Et qu’on n’en parle plus… Jim, ce que ta mère a fait est regrettable en un sens, mais en un autre sens, c’est génial. Elle nous a délivrés de l’alternative dont les deux termes étaient mauvais. Et ce qu’elle a fait, moi je n’aurais pas eu le courage de le faire. Quand vous vivrez là-haut, une vraie vie, tu verras que dans une famille c’est toujours la mère qui se charge des besognes déplaisantes : laver le derrière du nourrisson, nettoyer le parquet, saigner la poule ou écorcher le lapin pour que la famille mange. Et éliminer M. Gé. Pour que ton enfant naisse et vive. Quand il sera là, et que tu le verras sourire pour la première fois, tu remercieras ta mère, et tu la béniras…
— Vous sentez pas ? dit Jif, qui huma l’air à plusieurs reprises.
— Oui, dit son père. Ça sent encore plus fort dans le couloir.
— Mais c’est pas… ?
— Si, dit M. Jonas, c’est le parfum de la rose…
— Je croyais qu’elle était morte !…
— Une rose morte ne cesse pas de répandre son parfum, dit M. Jonas. Mais celle-ci embaume vraiment.
— Oh ! je vais la voir !
Jif courut vers la porte. La musiquette du Distributeur l’arrêta.
— Qu’est-ce qui lui arrive, à la musique ?
Elle ne parvenait pas au bout de ses onze notes.
Elle dérapait à la troisième, et recommençait :
« J’ai du bon-on… J’ai du bon-on… J’ai du bon- on… »
— Elle bégaie, dit M. Jonas, soucieux.
Encore une anomalie.
Le mur s’ouvrit. Jif prit le plateau et l’emporta vers Jim. Elle le posa sur le petit bureau, saisit le poulet pour en détacher une cuisse.
— Aaah !…
Elle l’avait lâché, avec une exclamation de dégoût.
— Qu’est-ce qu’il a. ce poulet ? demanda M. Jonas.
Il se baissa et le ramassa.
— Oh là là…
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda Mme Jonas.
— Il est cru !… C’est un poulet cru !…
— Qu’est-ce que c’est, un poulet cru ? demanda Jim.