M. Jonas revenait de Sydney à bord du Super-Concorde direct. Cent quatre-vingts passagers à mach-4. Il aimait ces voyages aériens loin au-dessus des nuages, où les paysages ne viennent pas vous tirer par les yeux. Horizon absent, silence presque parfait, voisins indifférents, bonnes conditions de travail. Il avait posé sur la tablette devant lui son petit carnet et, d’une écriture précise, il y traçait la piste d’un problème qui le tracassait depuis son départ de Paris. La voix paisible du commandant de bord annonça en français, puis dans un anglais à l’accent de classe de sixième, que l’appareil survolait la mer Rouge. Un passager se pencha vers un hublot. Il ne vit ni mer ni rouge, rien qu’un plancher vaporeux et blanchâtre, très bas, très bas. La Terre était quelque part au-dessous, avec ses mers et ses continents, devenus abstraits.
Deux hôtesses ravissantes, une verte, une canari, poussant-tirant leur petit chariot, proposaient des boissons. M. Jonas soupira d’aise et demanda du Champagne. Le Champagne faisait pour lui partie de l’euphorie du voyage aérien. L’hôtesse en robe verte lui tendit un verre pétillant, avec un sourire. Jonas lui rendit un sourire deux fois plus grand. Il était heureux : dans une semaine, peut-être avant, il serait père… Silencieusement, il souhaita à l’hôtesse verte, et à la jaune aussi, d’avoir beaucoup de beaux enfants.
Elles-mêmes, peut-être, n’en souhaitaient pas tant, il but la moitié du verre, et quelques secondes plus tard, s’endormit, il se réveilla sur un divan de cuir havane, dans une pièce inconnue et déserte…
Rien n’étonne un homme de science. Ce qui était inexplicable s’explique quand ce qui était inconnu devient connu. M. Jonas ne s’étonna pas. Comment était-il venu ici ? Pourquoi s’y trouvait-il ? Il le saurait le moment venu. Il pouvait déjà presque répondre à la question « où était-il ? » car, à travers un mur de verre il voyait, tout près, le plus haut toit de la Basilique du Sacré-Coeur, comme le crâne d’un voisin chauve derrière la vitre.
Il se leva et vint regarder à travers le mur. Il vit, derrière le Sacré-Coeur, Paris descendre vers la Seine puis remonter vers Meudon. Il y avait de la fumée vers l’Arc de Triomphe. Il pensa qu’il devait se trouver dans un des étages supérieurs de la tour Montmartre, récemment achevée sur le versant nord de la Butte. Mais chez qui ?
Il fit demi-tour et regarda la pièce, vit quelques meubles discrets mais anciens, de très grande valeur, et trois fauteuils et le divan modernes, très confortables. Quelques revues scientifiques, et d’autres plus banales, posées avec un rien de désordre parfait, sur une table basse en faux marbre italien sous 1a surface duquel avaient été incorporées des feuilles mortes, comme si l’automne, cette nuit, était passé par là. Dressée dans le coin de deux murs, une dent de narval en ivoire torsadé, jauni par les siècles, touchait presque le plafond. Sur la cheminée blanche style Belle Époque, deux dents de mammouth pétrifiées encadraient une tête de dieu grec au nez cassé et à la bouche ébréchée. Ces divers objets firent penser à M. Jonas qu’il se trouvait dans le salon d’attente d’un dentiste de luxe, Avait-il été victime d’une brutale infection dentaire qui lui avait fait perdre connaissance ? Il en douta. Ses dents étaient excellentes. Il se tâta les mâchoires. Mal nulle part…
Il écouta.
Traversant la porte la plus proche lui parvenait une rumeur étouffée, toute la vie de l’étage filtrée par les cloisons. Tout près, mais à peine audibles, des ronronnements de machines électroniques, des allô-oui-j’écoute et des bribes de conversations téléphoniques ébauchées, interrompues. Un secrétariat…
Il tourna la poignée mais la porte ne s’ouvrit pas. Il frappa la porte à coups de poing puis de pied. Sans colère, mais pour se faire entendre. Rien. Les dactylos continuèrent de dactyler, et les téléphonistes de répondre et d’appeler le mystère. Les deux autres portes ne voulurent pas davantage s’ouvrir. M. Jonas trouva discourtois d’avoir été enfermé, et saisit la dent de narval pour s’ouvrir avec elle une issue. Son extrême légèreté surprit ses muscles qui s’étaient tendus pour un gros effort. Il la regarda de plus près. Dans la texture de l’ivoire doré par le temps brillait comme une poussière de diamants.
Une voix d’homme, très calme, parla derrière lui.
— Regardez-la bien, monsieur Jonas…
Il se tourna, mais il était toujours seul dans la pièce. La voix continuait :
— Vous n’avez jamais rien vu de pareil : ce n’est pas une dent de narval, mais une authentique corne de licorne. Elle est bien plus ancienne que tout ce que vous pourriez imaginer. Posez-la, vous la briseriez, les portes sont en acier. Je sais que vous n’aimez pas les raisonnements et les efforts inutiles, parce que leur inutilité les rend absurdes. Dans quelques minutes, tout vous sera expliqué.
M. Jonas, debout, l’arme au pied devant un aquarium où se déplaçait avec nonchalance un poisson somptueux comme un empereur qu’on va couronner, se rendit compte qu’il avait l’air d’un garde suisse en civil. Il posa la corne dans le coin où il l’avait prise. Il demanda :
— Qui êtes-vous ?
— Vous le saurez aussi. Je m’excuse d’avoir dû vous faire conduire ici sans vous demander votre assentiment. C’était pour gagner du temps. Le coffre de corsaire devant vous est un réfrigérateur. Vous y trouverez de quoi boire et des sandwiches au saucisson. Je sais que vous les préférez au caviar. Mme Jonas va bien.
La voix se tut. M. Jonas ne posa plus de question puisque c’était inutile, il mangea parce qu’il avait faim, but pour se donner du tonus, et en attendant, puisqu’il fallait attendre, il ouvrit le Scientific American.