Tout était en place pour la tragédie. Unité de temps, unité d’action et unité du lieu hermétiquement clos dans toutes les dimensions. Et, dans cette boîte métallique soudée, quatre êtres humains contraints de faire un choix entre deux destins également détestables, à moins d’en subir un troisième encore plus fatal.
Ils discutèrent, s’affrontèrent, et mangèrent trois poulets. Pour Jim une seule solution était bonne, exaltante, triomphale : sortir ! Mme Jonas n’en voulait à aucun prix, pas plus que de l’autre. M. Jonas hésitait, calculait les chances de survie, ne voulait pas encore se décider Jif était partagée entre l’attirance qu’elle éprouvait pour le petit être invisible installé en elle, et la peur qu’il lui inspirait. Elle avait envie de connaître l’extérieur, mais se trouvait très bien dans l’Arche.
L’horloge s’éclaira au zénith, sans qu’on lui eût rien demandé. Elle avait le visage d’Einstein.
— Il est midi, dit-elle. Il me semble que vous n’avancez guère. Voulez-vous le top ?
— La barbe ! cria Mme Jonas.
Elle lui lança un quart de poulet dans l’oeil.
— Oh ! fit Einstein, qui s’éteignit.
Vers 14 heures, M. Gé, qui s’était retiré dans sa chambre, revint au salon.
— Si vous voulez, dit-il, je vais vous aider à faire le point. Où en êtes-vous ?
— Vous le savez bien ! grogna Mme Jonas. Vous avez des micros partout…
— On sort ! On sort ! dit Jim.
— On sort pas ! dit Mme Jonas. On attendra quatre ans, dix ans, vingt ans, s’il le faut ! Je veux pas que mon petit-fils avale des radiations et qu’il sorte de sa mère avec des pieds de canard ou une oreille au bout du nez ! Et je veux pas non plus qu’on le sacrifie ici dedans ! Je veux qu’il vive et il vivra !
— Et vous, Jif ?
Elle hésita, secoua la tête et ses cheveux dansèrent.
— Moi, je ne sais pas…
— Tu viens avec moi, on sort ! dit Jim.
Elle tenait sa main gauche serrée autour de sa croix et, tête baissée, regardait son ventre avec une perplexité un peu angoissée.
— Toi tu es toujours pressé !… On voit bien que c’est pas toi qui le portes dans ton sein ! Laisse-moi réfléchir !… D’abord, maman, pourquoi tu te fais tant de souci rien que pour un seul petit-fils ? Nous t’en ferons d’autres ! Jim en est plein !…
— 800 millions et encore et encore 800 millions !… J’en ai des milliards et des milliards !… Nous t’en ferons tant que tu voudras ! Viens, Jif, allons en faire un !… il la prit par la main, ils sortirent du salon en courant, il la poussa dans la glissière et se jeta derrière elle. Ils riaient… Et la gazelle reçut de nouveau un rêve de joie plein de tendres pousses exquises et de bourgeons qui s’ouvraient. Et le lion dans son sommeil avait envie de se rouler sur le sable chaud et de se gratter le dos sur l’herbe rêche de la savane, les quatre pattes en l’air…
Puis Jif s’endormit à son tour, détendue, bienheureuse. Elle était l’herbe et le sable, et la feuille et le bourgeon…
— Et vous, monsieur. Jonas ?
— Je me demande si ce n’est pas Jim qui a raison…
— Henri ! C’est pas vrai ?…
— Ma chérie !… Je pense que si nous décidons de ne pas ouvrir, nous serons obligés de sacrifier l’embryon…
— Ce n’est pas encore un embryon, monsieur Jonas… À peine un oeuf, pas plus gros qu’un oeuf de puce…
— D’accord… Il n’empêche que si nous sauvons nos vies aux dépens de la sienne, si nous nous enfermons ici avec le souvenir de ce que nous lui avons fait, il pèsera sur nous comme un éléphant !… Ce ne sera pas supportable… Nous pourrirons… Il vaut peut-être mieux prendre le risque… Ah ! si on pouvait être renseigné sur ce qui se passe à la Surface. Il n’y a aucun moyen de le savoir ?
— Tous les instruments de mesure que j’avais fait disposer, en liaison avec l’Arche, ont été détruits le premier jour, même les mieux protégés…
— Oui… oui… Alors, il faudra peut-être ouvrir, même sans savoir…
— Henri, mais tu es malade ! Mais ça va pas !
— Bon ! Alors laisse-moi y penser !… On a encore un peu de temps… Il y a peut-être une autre solution…
Et, soucieux, le dos un peu courbé, caressant machinalement sa longue maigre barbe, M. Jonas s’en fut à pas lents vers son atelier dans lequel il s’enferma. Il se mit machinalement à fignoler Marguerite, tout en échafaudant des solutions dont il savait d’avance qu’elles ne valaient rien.
En comparant Marguerite à un fourneau à gaz, M. Gé s’était montré très approximatif. Elle ressemblait en fait à une cuisinière électrique
M. Jonas avait utilisé la carcasse du réchaud de l’Atelier. Il l’avait montée sur deux courtes jambes épaisses se terminant par des pieds à roulettes. Ronds et larges comme des pieds de mammouth. De sa surface supérieure, à la place des plaques de cuisson, s’élançaient quatre cous métalliques brillants, longs et souples, surmontés chacun d’une tête de Marguerite. M. Jonas était un mécanicien génial mais un médiocre artiste. Renonçant à modeler les visages, il avait simplement, avec le plastique dont il disposait, confectionné quatre masses sphériques de la grosseur d’un crâne, qu’il avait peintes en rose, et sur lesquelles il avait ensuite dessiné des yeux, des nez, des bouches et des oreilles, comme en dessinent les petits enfants des toutes petites classes. La pupille de chaque oeil droit était un mini objectif électronique qui donnait à chaque tête une vision indépendante. M. Jonas avait peint aussi les cheveux, une tête brune, une blonde, une châtain et une rousse. Les quatre visages de Marguerite étaient naïfs et charmants. Ils exprimaient chacun une émotion différente. La blonde rêvait, la brune pleurait, la châtain souriait et la rousse riait, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles sur des dents dessinées comme celles d’un râteau. Et la voix de Marguerite sortait de celle de ses têtes dont les traits correspondaient à son émotion du moment.
— Marguerite ! Marguerite, donne-moi une idée !…
— Moi, tu sais, des idées, j’en ai pas beaucoup… dit la tête blonde.
— Je sais, je sais…, soupira M. Jonas. J’ai bien pensé à fabriquer de l’oxygène supplémentaire, c’est facile, mais il faudrait le prendre à un autre corps chimique, qui disparaîtrait… Un chaînon serait brisé, et toute la chaîne de survie mise en péril…
— Si vous n’avez plus de quoi respirer, eh bien ne respirez plus ! dit la tête rousse.
— Eh bien, voyons ! C’est tout simple !… dit M. Jonas, amer.
Mais tout à coup son visage s’illumina.
— Mais oui, c’est simple ! Tu as raison !… Il appela :
— Monsieur Gé !… Monsieur Gé !…
— Oui, monsieur Jonas… dit la voix de M. Gé,
— C’est très simple ! Vous n’avez qu’à mettre un ou deux d’entre nous en hibernation jusqu’à la fin des vingt ans ! Et il y aura de quoi respirer pour les autres, y compris le sixième !…
— Croyez que j’y ai pensé, monsieur Jonas… Mais le matériel de mise en hibernation ne pouvait pas entrer dans l’Arche. C’est toute une usine. Il est resté à la Surface, il est cuit…
— Ah… tant pis… Marguerite, ton idée n’était pas bonne !
— Je suis désolée, Henri…
— Ça ne fait rien, ma grosse… Ne pleure pas…
Il lui donna deux petites tapes sur le flanc. Cela fit « boum-boum… »
Le problème que M. Jonas avait à résoudre pour l’instant, en plus de celui de l’Arche, et qui lui occupait superficiellement l’esprit tandis que les profondeurs de sa conscience et de son subconscient travaillaient de toutes leurs ressources sur le drame, était le problème du quatrième chapeau de Marguerite.
Il avait coiffé la rêveuse d’une roue dentée qui lui faisait une auréole, il avait vissé sur la souriante le piston d’un compresseur qui, incliné de côté, pouvait passer pour une calotte de groom, il avait posé sur les cheveux bruns de la triste une triple couronne tressée avec les branches du saule pleureur, mais il n’avait rien à mettre sur la tête rieuse.
— Tu resteras nu-tête, lui dit-il, ça te va très bien.
— Je ne suis pas d’accord ! Les trois autres sont coiffées, je ne vois pas pourquoi moi je resterais nue ! Je suis toujours de bonne humeur, alors tu me négliges ! Y en a que pour les pleureuses ! Laisse- moi passer, je vais me trouver un chapeau !…
Et Marguerite démarra, comme un skieur de fond ; jambe gauche, jambe droite…, en direction de la porte. Frrr…, frrr…, faisaient les roulettes, et les quatre têtes ondulaient sur leurs cous flexibles.
M. Jonas ouvrit la porte et Marguerite sortit dans le couloir. Fssch,…, fssch… Sur la moquette, ça roulait moins bien…
M. Jonas revint s’asseoir sur une chaise de fer en face du tableau noir, prit un morceau de craie, et resta immobile, coincé. Le problème de l’Arche ne pouvait pas se poser en équations mathématiques…
Assise dans le fauteuil jaune, Mme Jonas mettait au point son plan d’action. Elle avait eu un moment de découragement en se rendant compte qu’elle était seule à refuser les deux solutions proposées par M. Gé. Tous capitulaient, prêts à sacrifier ce pauvre petit trésor amour si mignon chéri… Même son indigne mère à l’intérieur de laquelle il se blottissait, se croyant à l’abri…
La colère lui rendit tout son allant. Il fallait, d’abord, convaincre les autres de ne pas ouvrir. Ensuite gagner du temps en obtenant de M. Gé un délai plus long, huit jours peut-être, avant l’application de la deuxième solution. Enfin, pendant ces huit jours, trouver un moyen de sauver le chérubin. Si les hommes ne trouvaient rien, avec leurs cerveaux exceptionnels, elle, avec sa petite tête, elle trouverait !… Elle sentait déjà un vague espoir bourgeonner quelque part à l’arrière de son crâne, juste là dans le noir, ce n’était pas encore une idée, mais il lui suffirait d’y réfléchir, le moment voulu, pour lui donner forme, comme quand on ouvre une armoire et on trouve un vêtement pendu, tout prêt, qui attendait.
Elle se leva, pour faire face à l’immédiat, et empoigna son cabas-mousse. Henri, elle n’aurait pas grand-peine à le convaincre de ne pas ouvrir, il fallait d’abord s’occuper des enfants. Où pouvaient-ils être ? Elle n’avait pas envie de tomber sur eux au moment où ils… Pas pour eux, bien sûr, qui trouvaient ces façons si naturelles, mais… Non, elle ne s’y ferait jamais !…
À la porte du salon, elle se trouva brusquement face à face avec Marguerite, qui arrivait, fssch… fssch…
Elle recula, les yeux écarquillés, un obstacle lui faucha les jarrets, elle tomba assise sur la table basse.
Marguerite skia jusqu’à elle, s’arrêta, et inclina vers elle ses quatre têtes. Mme Jonas voulut appeler au secours, mais la peur lui coupait le son. Elle ouvrait la bouche et faisait « ba-ba… ba-ba… », d’une voix imperceptible. Elle entendit le monstre lui dire aimablement :
— Bonjour ! Je suis Marguerite. Et vous, qui êtes-vous ?
— Mar… Mar… Marguerite ? C’est vous Marguerite ?
— Oui madame.
— Oh !… Vous pourriez prévenir !… Vous n’avez pas de klaxon ?
— Je ne connais pas ce mot. Je ne sais pas ce que c’est. Qui êtes-vous ? Je vous l’ai déjà demandé.
— Je suis madame Jonas.
— Ah ! La femme d’Henri ? Comme je suis contente de vous rencontrer ! Henri n’arrête pas de me parler de vous !… Vous allez pouvoir m’aider… Je cherche un chapeau… Oh mais voilà ce qu’il me faut !
La porte du four de la cuisinière s’escamota, deux longs bras à ressorts en sortirent, terminés par des pinces. Une d’elles saisit le tricot de Mme Jonas qui pendait hors du cabas, la tête nue se baissa au bout de son long cou et les deux bras lui entortillèrent le tricot autour du crâne, en forme de turban fixé par les deux épingles.
La tête se redressa, satisfaite. Les trois autres la regardèrent.
— Ça te va bien !
— T’es chouette !
— Tu pouvais pas trouver mieux !
Les deux bras se replièrent, la porte du four claqua, les quatre têtes dirent en même temps :
— Merci Louise !
— Merci Louise !
— Merci Louise !
— Merci Louise !
— Je m’appelle Lucie ! cria Mme Jonas, sortant enfin de sa stupéfaction. Et rendez-moi mon tricot !
Elle essaya de reprendre son bien. La tête esquiva et toutes les quatre poussèrent des exclamations amusées.
— Rattrape-moi ! Allez, Louise ! Chiche ! Cours-moi après !
Marguerite partit en slalom entre les meubles vers la porte du couloir, fssch…, fssch…, se cogna au chambranle, boum, jura avec une voix d’homme, vira sur une jambe, disparut.
Mme Jonas renonça à la poursuivre. D’ailleurs ce n’était pas nécessaire : elle était reliée à elle par le fil de laine. La pelote était dans son cabas. Elle la sortit et se mit à tirer sur le fil et à repeloter.