Jif était dans sa chambre et s’éveillait doucement. Contrairement à son frère, il lui fallait de longues minutes pour revenir à la pleine conscience. Elle prolongeait comme une chatte cet état de demi-sommeil, où elle n’était pas tout à fait éveillée et savait pourtant qu’elle ne dormait plus. C’était un état très agréable. Elle ne sentait de son corps que la tiédeur, il était présent et absent à la fois, léger et lourd, il ne lui appartenait presque plus, il était posé étendu sur le drap, et elle était blottie à l’intérieur, mais elle aurait pu être ailleurs, avec l’eau de la fontaine ou contre le ventre de la biche endormie, ou sur les genoux de maman qui lui chante une chanson, à voix douce, pour l’endormir, dormir, dormir… Mais nulle part elle n’était aussi bien que dans son corps bien reposé posé sur le drap bleu. Elle était bien, bien, bien… Si elle avait vraiment été une chatte elle aurait ronronné, les yeux clos. Mais elle n’avait jamais entendu un chat ronronner. Le chat et la chatte dormaient, la famille de souris endormie entre leurs pattes.
— Jif, dit la voix de M. Gé, il faut vous réveiller, mon petit… Je veux vous parler à tous dans le salon, quand l’horloge dira onze heures. Il ne vous reste pas beaucoup de temps…
— Oh !… gémit Jif, j’ai sommeil !…
— Mais non, vous n’avez plus sommeil du tout, dit la voix de M. Gé, gentiment, mais avec une évidence indiscutable.
Elle ouvrit un oeil, puis l’autre. Ils étaient bleus. Comme ceux de papa, disait maman. Sa chambre était d’un rose léger, un peu ocre. Sans autre meuble que le lit, avec une ouverture pour la salle de bains W.- C., et la porte du couloir, qu’elle ne fermait jamais.
Elle bâilla un peu et s’étira, par bouderie, pour bien montrer qu’elle avait vraiment encore sommeil. Mais elle ne savait pas si M. Gé, qui pouvait parler partout, pouvait voir partout. Elle supposait que oui. Elle demanda :
— Qu’est-ce qu’elle dit, l’horloge, maintenant ?
— Horloge, quelle heure est-il ? demanda la voix de M. Gé.
— Il est l’heure de se lever, dit l’horloge avec sa voix bougonne. Il est grand temps !…
— Oh ! celle-là ! Si on l’écoutait, on serait toujours pressé !…
Elle lui tira la langue et referma les yeux. Mais elle n’avait vraiment plus sommeil. Et le mur sentait si bon…
Elle s’assit, releva l’oreiller pour y caler son dos, ouvrit le mur et tira au-dessus du lit le plateau coulissant sur lequel fumait un grand bol de café au lait accompagné de deux croissants chauds et dorés. Naturellement ce n’était ni du café ni du lait mais elle ne pouvait pas le savoir. Et les croissants, après tout, avaient le bon goût de croissants au beurre. Du beurre, elle n’en avait jamais vu…
D’un revers de main, elle secoua les miettes qui s’étaient accrochées à sa poitrine, et ses petits seins charmants, élastiques, tremblèrent un peu. Elle repoussa le plateau, ferma le mur et courut vers la baignoire pleine. Plouf !… Des millions de bulles montèrent du fond de la baignoire. Elle se tourna et se retourna dans l’eau. Glou-glou-glou… Elle rit, chatouillée par les bulles. Blonde dans l’eau bleue, elle était tout entière de la même couleur de bois de pin, mais elle n’avait jamais vu de pin, ni entier ni en planches. Blonde de la tête aux pieds, ses cheveux courts et plats, en mèches folles, sa peau, la petite frisette au bas du ventre. Juste la pointe des seins un peu plus caramel. Elle ferma les yeux et se laissa flotter sur l’eau et les bulles. Elle se demanda où était Jim. Sûrement encore avec les bêtes… Quand M. Gé aurait fini de parler – qu’est-ce qu’il pouvait bien vouloir dire ? - elle prendrait Jim par la main et ils iraient recommencer…
La première fois, c’était arrivé drôlement. Ils étaient à l’étage des bêtes, allongés sur le gazon, en train de regarder la gazelle, si belle avec ses longs cils endormis. L’herbe verte dessinait des sentiers et des ronds-points entre les surfaces transparentes à travers lesquelles on pouvait regarder les bêtes. La gazelle était la voisine du lion, il y avait un peu plus loin la vache avec ses mamelles gonflées de lait surgelé, à côté de l’énorme cheval percheron avec sa jument, et de la poule noire avec douze poussins jaunes éparpillés.
Allongés dans l’herbe côte à côte, ils regardaient la gazelle, ils la regardaient tous les jours, ils ne s’en lassaient pas. Elle était blanche et fauve, avec des taches, et de longues, longues jambes fines qui donnaient envie de la voir courir. Ses courtes cornes dessinaient deux arabesques pointues, et ses yeux immenses fermés étaient bordés de longs cils blonds.
— Elle a les yeux bleus, comme moi, dit Jif.
— Pas vrai ! Ils sont marron, comme les miens, dit Jim.
Ils se disputèrent, ils se bousculèrent, il lui donnait des coups de poing, elle lui tirait les cheveux, ils poussaient des cris, ils riaient, ils roulaient l’un sur l’autre, et tout à coup elle avait dit, surprise : Oh ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
Et, pour savoir, elle avait mis la main dans son short.
— Oh !…
Elle lui avait ôté son short, pour mieux voir et à genoux dans l’herbe, ils avaient regardé et touché, tous les deux, ce-qui-lui-arrivait… C’était drôle !… lit plus drôle encore ce que ça lui avait fait à elle. Tout son intérieur s’était bouleversé et était devenu brûlant, sa poitrine, son ventre, sa tête… Elle ne se rappelait plus du tout comment ça s’était enchaîné ensuite, mais, en un rien de temps, ce-qui-était-arrivé à Jim avait trouvé le moyen de venir s’installer dans elle, juste à l’intérieur d’un endroit qui semblait fait exprès pour ça…
La première fois, ça avait été plutôt bizarre. Mais ils avaient recommencé, et les autres fois c’était devenu bon, bon, bon !…
Il faudrait qu’elle en parle à maman. Maman ne savait peut-être pas qu’on pouvait se servir de cette façon de cet endroit-là. Elle ne devait pas le savoir, puisqu’elle ne le leur avait jamais dit.