Jonas entra et vit d’abord le grand bouquet éclaboussé de rouge par le soleil couchant à côté duquel se tenait un homme vêtu de blanc. L’homme était ourlé de rouge, et les fleurs étaient aussi grandes que l’homme.

— Regardez-les bien, dit celui-ci, ce sont les dernières…

D’un geste du bras, il montra le mur de verre :

— Voyez… On dirait que Paris a déjà disparu… Les rayons du soleil couchant ne parvenaient plus à percer la brume, et, vu du haut de la Tour, Paris semblait enseveli sous la fumée de son propre incendie que perçaient seules les cimes massives des autres tours, et, pointue, celle de la vieille et la plus légère, Eiffel, la grand-mère.

L’homme blanc désigna un fauteuil à Jonas et alla s’asseoir derrière son bureau.

— Monsieur Jonas vous êtes intelligent, c’est pour cela que je vous ai choisi… Je vous demande de m’écouter avec votre intelligence, en maîtrisant vos réflexes émotionnels. Vous me reconnaissez ? Vous savez qui je suis ?…

Jonas le regarda avec plus d’application.

— Il me semble que… Mais je ne prête pas une grande attention aux physionomies…

— Je suis Monsieur Gé, dit M. Gé.

— Ah !… En effet !…

Il le reconnaissait. Il avait eu comme tout le monde l’occasion de voir sa photo dans des journaux ou des revues. Sa petite barbe blanche ronde était unique au monde. M. Gé, c’était l’homme qui vendait de l’uranium, du pétrole, des armées, la récolte tout entière du blé de l’Ukraine, des flottes, des Républiques, des quartiers de Lune. Il était plus riche que les plus riches nations, plus puissant que les plus puissantes.

— Je suis un marchand, dit M. Gé. Je vends ce que mes clients me demandent. Du pain ou des bombes. Depuis quelque temps ils me demandent surtout des bombes… Par ma situation et mes correspondants, je suis à même de savoir, mieux que n’importe quel Service Secret, combien il y en a dans le monde.

— Il y en a beaucoup… dit Jonas.

— Il va bientôt y en avoir trop… Vous savez qu’on n’a jamais essayé les bombes U. Leur puissance est théoriquement si grande qu’on a craint qu’une simple expérience causât des catastrophes.

— Hh… hh… dit Jonas, qui savait tout cela.

— La catastrophe aurait été bien pire qu’on ne le pensait. Vous avez eu connaissance du rapport To-Hu ?

— Hh… hh… dit Jonas. Ce n’est pas sérieux.

— Qu’en savez-vous ?

— Le Zen, je ne suis ni pour ni contre, mais ce n’est pas scientifique… To-Hu prétend que Ses bombes U sont yin, et tellement yin que si l’une d’elles saute elle libérera tout le yin des autres, qui sauteront à leur tour… C’est infantile… Nous ne sommes plus au temps des samouraïs…

M. Gé sourit, se leva, et, nonchalant, vint cueillir une rose dans le bouquet. Le soleil touchait l’horizon brumeux. Il prenait la couleur du fer fondu et s’aplatissait comme le jaune d’un oeuf mollet.

— En terme scientifique, dit M. Gé, cela pourrait signifier que l’explosion d’une bombe ferait entrer en résonance les autres bombes, tout au moins celles qui se trouveraient à proximité. Et que les explosions se succéderaient de proche en proche…

— On peut supposer tout ce qu’on veut, on ne peut rien vérifier.

— La vérification est possible avec des microbombes…

— Elles coûteraient dix mille fois plus cher à fabriquer que des bombes normales.

— Normales… si l’on peut dire ! dit M. Gé en respirant la rose.

Jonas sourit. Il était heureux de se trouver en face d’un homme intelligent. Il ne redoutait rien tant au monde que les imbéciles, et il en rencontrait beaucoup, même aux niveaux les plus élevés de la connaissance. Pour un esprit intelligent, sans mesquinerie, sans parti pris, plein de curiosité et d’humour, et qui comprend au centième de seconde, c’est une grande et rare satisfaction de se frotter à un autre esprit de même qualité. Il avait suffi de quelques mots, d’un sourire, pour que Jonas se rendît compte que l’intelligence de M. Gé était sans contrainte, et peut-être, comme la bombe, universelle.

Il était ravi. Il avait oublié les circonstances de son arrivée, elles n’avaient aucune importance, il avait oublié qu’il rentrait rapidement de Sydney parce que sa femme était sur le point d’accoucher, il avait oublié qu’il était marié…

— J’ai vérifié, dit M. Gé.

Il s’était assis au bord de son bureau, face à Jonas, et caressait avec la rose le creux de sa main gauche arrondie autour d’elle.

— Vous ?

— J’étais sans doute le seul au monde à pouvoir le faire. J’ai les moyens… Mes collaborateurs ont fabriqué deux microbombes d’un carat, nous en avons fait exploser une dans un silo de plomb de trois mètres d’épaisseur. Il a été volatilisé avec la montagne qui l’abritait. C’était un mont du Ko-i-Baba, en Afghanistan. La deuxième microbombe, enfouie sous cinquante mètres de béton, à 90 kilomètres de la première, a sauté 5 secondes plus tard… Toute cette région du globe en a été quelque peu ébranlée. C’était en avril dernier…

— Ce tremblement de terre du 12 avril ?… C’était… ?

— C’était cela…

Jonas regarda M. Gé avec un peu d’étonnement. Il lui apparaissait brusquement sous un autre jour. Il murmura :

— Cent vingt mille morts…

— Ne vous laissez pas dominer par l’émotion, monsieur Jonas… Ou alors laissez-vous aller, en imaginant ce qui se passera quand les bombes U éclateront. Quand elles éclateront toutes. Car To-Hu a raison…

Jonas blêmit. Il se retrouva tout à coup avec sa femme et ses enfants pas encore nés mais déjà si présents. Il fit le geste de les serrer contre lui, de fermer autour d’eux l’abri de ses bras.

L’effroyable danger ne concernait pas seulement l’humanité entière, mais eux, les siens, ceux qu’il aimait…

On s’imagine toujours que le cataclysme s’arrêtera à quelques mètres et que s’il n’y a qu’un rescapé on sera celui-là, avec ceux qu’on chérit et qui font partie de soi. Mais cette fois-ci il n’y aurait pas de rescapé, pas un seul…

— Il ne restera pas un brin d’herbe… pas une fourmi… Mais pourquoi sauteraient-elles ? Il faudrait un fou !

— Ça ne manque pas, dit M. Gé paisiblement. Vous le savez bien… Et même sans cela. : il suffit d’un accident… Les lois de la probabilité le rendent de plus en plus inévitable à mesure que le nombre des bombes grandit. Mais ce cataclysme total que vous imaginez n’est pas ce qu’il y a de pire… Si les bombes sautent aujourd’hui, toutes traces de vie disparaîtront de la surface de la Terre, les continents seront labourés et vitrifiés, les océans entreront en ébullition, les eaux bouillantes submergeront les terres, les Parisiens seront cuits au court-bouillon après avoir été rôtis. Mais il y aura une rescapée…

— Qui ?

— La Terre, dit M. Gé. Elle sera râpée, flambée, ébouillantée, elle basculera peut-être, fera des pirouettes, changera de cap, mais elle subsistera. Et un jour ou l’autre, quand elle se sera stabilisée sur un nouvel itinéraire céleste, quand elle aura remis à leur place ses eaux et ses terres couronnées de l’air refroidi, quand les radiations se seront éteintes, un jour, la vie pourra recommencer… Mais nous sommes à l’ultime limite de cette possibilité. Le nombre des bombes augmente chaque jour, et à partir d’une certaine quantité la Terre elle-même sera détruite, cassée en morceaux, répandue en miettes et en poussière sur son vieux chemin du ciel. Demain l’usine australienne de la G.P.A. commence sa reproduction… Regardez…

M. Gé fit un geste vers un mur. Un écran s’y alluma, montrant au premier plan une sorte d’anus rouge, un cul de poule gigantesque en plastique mou, vertical, qui pondait à intervalle régulier des sphères verdâtres grosses comme des têtes d’homme. Elles sortaient avec un bruit mouillé, obscène, pfchluitt… pfchluitt…, tombaient sur un tapis de mousse élastique et roulaient vers un trou bleu-nuit qui les aspirait : fhhup… fhhup…

— Des bombes ? demanda M. Jonas effaré.

— Factices, dit M. Gé. Répétition de la chaîne de fabrication. Mais demain matin à 6 heures, heure locale, la production véritable commencera. En une demi-journée, il y en aura assez pour que la Terre soit condamnée à l’éparpillement, et la résurrection de la vie impossible. Demain soir il sera définitivement trop tard… C’est pourquoi j’ai décidé de faire sauter les bombes aujourd’hui.

Jonas sauta dans son fauteuil. M. Gé le calma d’un geste de la rose.

— Ne me dites pas que je suis fou, ce serait bien conventionnel… Et surtout ce serait faux : je serais fou si, ayant la possibilité de sauver la Terre, je la laissais détruire… Le mois dernier, la République indépendante de l’île de Tasmanie, au sud de l’Australie, m’a acheté une Bombe U… Cette bombe sautera quand je poserai mon doigt, ici…

M. Gé tira d’une poche de son veston un objet qui ressemblait à un étui à cigarettes en or extraplat. Il l’ouvrit et le posa sur son bureau. Jonas vit à la place des cigarettes deux boutons rectangulaires, un vert et un rouge, entourés de velours noir.

— Sur celui-ci, dit M. Gé.

Et il posa son doigt sur le bouton rouge. Jonas se dressa, blême.

— Attention !…

— C’est fait, dit M. Gé très calmement… Elle a sauté… La vague d’explosions va s’étendre à la vitesse d’environ mille kilomètres à la minute. Nous sommes aux antipodes : vingt mille kilomètres en ligne droite…

— Courbe !… dit Jonas.

M. Gé acquiesça en souriant :

— Pour nos yeux de rampants, à cette échelle, c’est la même chose… La bombe que l’Archevêché a déposée dans le Trésor du Sacré-Coeur, avec les reliques de Jean XXIII et la bannière des Enfants de Marie en soie naturelle sautera dans vingt minutes…

Une rose au paradis
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