Des larmes coulaient de ses yeux, verts comme des arbres. Elle les essuya du poignet, renifla, et se mit à rire. Elle venait d’éplucher des oignons. Elle les porta jusqu’à l’évier en chantant « alouette-je-t’y- plumerai », et revint étaler sur la petite table une serviette éponge illustrée représentant un coucher de soleil sur le port de Sète, je-t’y-plumerai-la-tête, la mer rose et le ciel orangé, avec une barque bleue au premier plan, je-t’y-plumerai-le-flanc. Elle était heureuse. Elle savait bien que le monde était siphonné, que ça craquait de partout et que ça allait péter, mais ça ne pouvait pas l’empêcher d’être heureuse, et gaie par-dessus le marché, je-t’y-plumerai- le-nez. Elle était maintenant enceinte de neuf mois.
Elle répandit sur le coucher de soleil un kilo de carottes, et s’assit de profil pour commencer à les gratter. Son ventre arrondissait entre elle et le monde un obstacle que ses bras avaient de plus en plus de peine à franchir. Elle était fière de lui comme s’il était la tour Eiffel. C’était l’homme le plus merveilleux du monde qui le lui avait fait, son mari, son Henri, son Jonas. Tant d’amour l’avait rendue légère, comme une montgolfière. Chaque jour elle se dilatait davantage. Elle ne s’était jamais sentie si allègre, malgré son absence. Il était à Sydney, depuis hier matin. Il espérait rentrer ce soir, il ne voulait plus la laisser trop longtemps, il voulait être près d’elle quand elle accoucherait. Elle lui avait promis qu’elle l’attendrait. Elle ne craignait rien, elle savait qu’il pensait à elle et qu’il la protégeait, de près ou de loin. Elle était pleine de lui à éclater, son amour la précédait dans l’espace, elle se déplaçait en chantant dans son appartement, elle se cognait le ventre partout, je-t’y-plumerai- le-cou. Ça ne risquait rien là-dedans, aucun danger pour ses chers petits. Le Dr Sésame lui avait fait écouter, avec son appareil à oreilles, les deux petits coeurs qui battaient comme des coeurs d’oiseaux. Elle savait que rien ne leur arriverait tant qu’elle les tenait là. Les soixante-douze étages de l’immeuble pouvaient s’écrouler sur elle avec toutes leurs familles et leurs machines à laver-les-pieds-le-linge-et-la- vaisselle, ils en sortiraient intacts. Elle espérait que Jonas ne serait pas retardé. Elle sentait qu’elle arrivait à la limite, elle ne se développerait plus davantage, elle allait éclore, ou s’envoler…
On sonna à la porte.
Elle posa la carotte et le couteau, se leva comme une bulle, dénoua et laissa tomber sur le ciel et la mer son tablier qui représentait une prairie vert tendre illuminée de boutons-d’or, et s’en fut ouvrir. Elle se trouva en face d’une robe rouge presque aussi grosse qu’elle, décorée d’un immense dahlia bleu.
— Tu es prête ? demanda Roseline.
C’était une Roseline noire, née à la Martinique.
— Jésus ! dit Mme Jonas, c’est aujourd’hui ?
— Tu avais oublié ?
— Oublié, non, mais je croyais que c’était demain… Entre, viens t’asseoir, je m’habille.
Roseline entra et vint s’asseoir avec précautions au bord d’un fauteuil dans le coin salon de la cuisine, et Mme Jonas passa pour se changer derrière la cloison du coin à dormir. Parce qu’il gagnait beaucoup d’argent, Jonas avait pu s’offrir ce vaste appartement, situé au soixantième étage de la tour de Saint-Germain-des-Prés, escalier R, couloir sud- est, porte 6042, composé d’une seule pièce, avec îles cloisons mobiles et des meubles à roulettes. Il suffisait d’appuyer sur des boutons pour les déplacer dans tous les sens. C’était la méthode nouvelle pour lutter contre la monotonie de l’environnement. On pouvait se construire, chaque jour, un habitat nouveau. À travers le mur de verre, on découvrait, tout en bas, la Seine, et les toits de la moitié nord de Paris, pareils à un troupeau de moutons gris, avec les tours qui avaient surgi un peu partout parmi eux, comme des peupliers.
Elle passa une robe rouge comme celle de Rose- line, fleurie d’un grand tournesol qui étala ses pétales d’or sur son ventre glorieux. Elle essaya d’épingler ses cheveux en un petit chignon, au sommet de la tête, pour ce qu’elles allaient faire ce serait plus sérieux et elle aurait moins chaud, mais ils s’évadèrent tous ensemble d’un seul coup. Elle renonça, les ébouriffa, vive la liberté, et quand elle rejoignit Roseline elle semblait coiffée d’un autre tournesol. Elle prit au passage son cabas-mousse, l’accrocha à son coude. Elles sortirent de l’appartement, marchèrent deux cents mètres dans le couloir pour rejoindre l’ascenseur central et prirent la cabine directe qui les déposa sur le quai du métro.