L’amour ne passe pas toujours par les chemins prévus. Alors que Mme Jonas avait cru, grâce à lui, gagner Jim, il lui avait fait perdre Jif. Elle avait facilement convaincu son mari, mais quand ils se retrouvèrent tous au salon, appelés par le signal du poulet, elle se rendit compte au bout de quelques mots qu’ils étaient maintenant divisés en deux camps égaux, deux pour l’ouverture de l’Arche et deux contre.

— Alors c’est Sainte-Anna qui va décider, dit M. Jonas. Et si elle décide de ne pas ouvrir, elle ne nous laissera aucun délai, elle agira aussitôt, elle fera absorber à Jif un produit abortif, par la bouche, par le nez, par la peau, par les yeux, je ne sais pas comment, nous ne le saurons pas, Jif ne s’en apercevra même pas, et le tour sera joué…

Mme Jonas l’écoutait, atterrée. Jim et Jif n’écoutaient pas. Ils mangeaient, ils avaient une faim superbe, ils étaient assis sur le divan violine, ils mangeaient en se regardant, en se chuchotant des riens et en riant des petits rires que fait éclore le bonheur d’aimer et d’être ensemble.

— J’ai soif ! dit Jim, viens à la fontaine…

Le coeur déchiré par leur insouciance, leur mère les regarda sortir. Ils se tenaient par la main. Jim était joyeux, et Jif partageait sa joie. Elle était heureuse avec lui, de lui. Elle le suivrait partout, cela ne faisait aucun doute, il n’y avait plus que lui qui comptait. Elle se moquait de son enfant comme d’une guigne. Qu’est-ce que c’est une guigne ? Mme Jonas elle-même n’en savait rien…

Elle serra les dents, se retourna vers son mari, le regarda comme s’il était un objet, secoua la tête pour retrouver son sang-froid et dit à voix basse, avec une résolution terrible :

— Ouvrir ou pas, je laisserai pas tuer ce petit !…

C’est alors que, dans une illumination subite, la troisième solution lui apparut. C’était si simple ! Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle ouvrit la bouche pour en faire part à son mari, mais la referma aussitôt, regarda autour d’elle avec méfiance, puis se rapprocha de M. Jonas sur la pointe des pieds, se planta devant lui, et lui parla sans émettre un son.

En ar-ti-culant lentement et exagérément, elle lui posa une simple question. Ses lèvres dessinaient d’énormes syllabes muettes. Elle les accompagnait de gestes qu’elle estimait expressifs et clairs comme l’évidence. Mais M. Jonas regardait sa bouche et ses mains avec étonnement et ne comprenait rien.

Après avoir répété trois fois la même phrase, elle lui cria en silence :

— Tu es bouché, ou quoi ?

Puis elle lui fit signe de se baisser un peu et lui répéta sa question dans l’oreille. Il eut l’air étonné et lui montra du doigt la salière de cristal posée sur la table basse, puis celle qui brillait sur le petit bureau d’if anglais.

Elle demanda, muette :

— Les salières ?

Il répondit de la tête : affirmatif…

Jamais elle n’aurait pensé à cela…

Elle s’en fut sur la pointe des pieds les cueillir l’une et l’autre et les jeta dans le Trou. Cling-glouf.

La question qu’elle avait posée était : « Est-ce que tu sais où il cache ses micros ? »

— Bon, maintenant on peut parler… C’est bien un de ses coups de cacher ses micros dans les salières. Y en a partout…

— Ils ne sont pas dans les salières… Les salières elles-mêmes sont des postes émetteurs… Elles sont en quartz, elles vibrent…

— Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?

— Il n’y a pas longtemps que j’en suis sûr… Et puis quelle importance ? Nous n’avons rien à dissimuler…

— Chuut !… Viens ici…

Elle s’assit sur le divan et il vint la rejoindre. Elle parla à voix basse. On ne sait jamais… Les murs aussi, peut-être, vibrent. Ou les pieds de la table.

— Écoute, c’est simple : M. Gé a dit que cinq ça va et six c’est trop, c’est bien ça ?

— Oui…

— Et qu’il faut supprimer le sixième ?

— C’est ça…

— Eh bien on va le supprimer !…

— Quoi ! dit M. Jonas étonné, tu as changé d’avis ?

— Pour qui tu me prends ? Pas notre petit !… On va le supprimer, L U I !…

— Qui ?

— M. Gé !…

— Tu es folle !

— Pourquoi ? Il est aussi bien le sixième que ce pauvre innocent ! Et il fait même pas partie de la famille ! À quoi il sert ? Qui c’est qui s’occupe des machines et de tout le fourbi de Sainte-Anna ?

— C’est moi, mais…

— Tu vois bien ! Il est utile à rien, et il boit l’air du petit ! On va lui fermer le robinet !

— Mais il nous a sauvé la vie !

— Justement ! Il a pas le droit de nous la reprendre ! À aucun d’entre nous, même moins gros qu’une puce.

C’était un argument d’une logique discutable, mais M. Jonas commençait à examiner, sans horreur, le projet de sa femme. Il savait, de toute façon, que cette fois encore, comme toujours, il ferait ce qu’elle voudrait. Mais il ferait quoi ?

— Il faudrait une arme…

— Y en a pas dans tes réserves ?

— Non…

— Dire qu’on a même pas un bon couteau de cuisine !

— Tu t’en servirais, toi ?

— Non bien sûr, mais… SI !… Pour sauver mon petit, je me servirais de n’importe quoi !… Essaie d’avoir une idée…

— On a si peu de temps…

— Tu as du génie ! Tu vas trouver !…

— C’est difficile de se mettre dans la peau d’un assassin, quand on n’en a pas l’habitude…

Réfléchi, sérieux, il se mit à énumérer les impossibilités, en rouvrant un à un, avec sa main droite, les doigts de sa main gauche fermée :

Le pouce : On ne peut pas l’empoisonner, il ne mange pas…

L’index : On n’a pas d’arme à feu…

Le médius : On n’a pas d’arme blanche…

L’annulaire : On pourrait essayer de l’assommer, mais il est grand… Et avec quoi ?…

— Tu peux pas charger Marguerite de l’exécuter ?

— La pauvre ! Elle est douce comme un agneau !… Je ne vois qu’une possibilité : une bombe…

— Une bombe ? Mais ça fait des dégâts !

— Je peux fabriquer une toute petite bombe… On essaie de la lui glisser dans sa poche…

— Tu parles comme il va se laisser faire !

— Ou bien alors on pourrait…

Le Distributeur l’interrompit. « J’ai du bon tabac… » Automatiquement, M. Jonas obéit au réflexe, et, l’esprit préoccupé par la recherche du moyen infaillible, mais humain, d’éliminer M. Gé, s’en fut, pensif, chercher le poulet, revint s’asseoir près de sa femme, détacha une cuisse et la sala avec une salière qu’il sortit innocemment de la poche de sa blouse.

Mme Jonas regarda l’objet avec horreur :

— Henri !… Tu l’avais sur toi ? Dans ta poche ! Tout ce temps-là ?

— Eh bien… je… oui…, fit M. Jonas confus.

— Mais qu’est-ce qui se passe dans ta pauvre tête ? Est-ce qu’elle est vraiment ramollie ?… Avec ça il nous a sûrement entendus ! Maintenant c’est fichu !…

Elle réfléchit un instant, prit la salière et parla comme dans un micro :

— Vous nous avez entendu, monsieur Gé ?

— Bien sûr, madame Jonas…

M. Gé, souriant, entrait au salon. Mme Jonas se dressa et vint vers lui, s’arrêta, lui fit face, farouche, résolue.

— Eh bien tant mieux ! Je ne suis pas pour les coups fourrés ! Je n’aime pas agir en dessous ! Alors gardez-vous bien ! Vous êtes peut-être très intelligent, mais moi, je me bats pour mon sang ! JE SUIS LA GRAND’MÈRE !

Et elle se frappa la poitrine des deux poings comme King-Kong. Cela ne fit aucun bruit caverneux. Elle était bien capitonnée…

— Je vous estime beaucoup, madame Jonas… Je me félicite tous les jours, et en ce moment encore, de vous avoir choisie… Vous êtes le vrai ferment de vie, irréductible, dans cette graine qu’est L’Arche. Sans vous, elle aurait peut-être pourri. Et c’est peut-être vous qui allez fixer son destin…

Il avait contourné Mme Jonas. Délicatement, tout en parlant, il ramassait les serviettes et les restes du précédent poulet que les enfants avaient abandonnés sur le guéridon de nacre Napoléon III. Tenant le petit paquet du bout de ses longs doigts fins, il alla le jeter dans le Trou…

Cling, glouf.

Alors Mme Jonas en un éclair, comprit qu’il n’était plus temps de chercher, de discuter, de vouloir, d’hésiter, mais d’agir !

Elle se courba en deux, elle devint buffle, bulldozer, missile, elle fonça droit devant elle en rugissant à pleine gorge, percuta de la tête M. Gé au milieu du corps, et M. Gé s’envola comme un ballon de rugby, et disparut dans le Trou…

Cling !

Gl… gl… gl…

Ça ne passait pas…

M. et Mme Jonas, immobiles, raides, les yeux écarquillés, regardaient le Trou vide.

Gl… gl… glou… ou… glouf !

— Ouf ! dit Mme Jonas.

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