L’horloge s’alluma, au milieu de son ascension. Elle demanda

— Vous désirez peut-être savoir l’heure ?

Elle ne reçut aucune réponse.

— Non ?… Vous avez raison…

Après un court silence, elle ajouta :

— Il n’y a plus d’heure…

Elle n’avait plus de visage. Ce n’était qu’un rond, qui s’éteignit.

Jim et Jif étendus côte à côte sur le divan, nus, main dans la main, les yeux clos, brillaient de sueur, pareils à des gisants d’or mouillé. Ils respiraient à petits coups, le moins possible. M. Jonas avait recommandé à tous de ne pas bouger, de ne pas parler, de respirer peu, pour faire durer l’oxygène. Le faire durer pourquoi ? Il savait que cela ne servirait qu’à prolonger leur agonie, qu’ils allaient tous mourir, mais c’était ce qu’on doit faire en pareil cas, faire durer la vie. Durer…

Effondré dans le fauteuil, l’esprit embrumé, il avait renoncé à toute recherche d’une solution impossible. Ce serait bientôt fini. La paix…

Il entendit un bruit, souleva les paupières, et vit sa femme qui s’approchait de lui, à quatre pattes sur la moquette. Parvenue près du fauteuil, elle se redressa sur les genoux.

— Henri… Nos petits… Ils vont mourir… dans le péché… Il faut… les marier !…

— On… n’a pas… de prêtre…

— Tu es… capitaine… de l’Arche… Tu peux marier… Et je te fais… curé… Je suis le pape !…

— Tu délires !…

— Oui… comme ça c’est vrai… Viens !…

Elle se leva, le tira faiblement par la main pour le faire lever. Ils allèrent en chancelant jusqu’au divan.

— Jif Jonas…. dit M. Jonas.

Jim et Jif ouvrirent les yeux et regardèrent leurs parents debout à leur chevet, dans leurs vêtements trempés de sueur, les cheveux coulants, les yeux rougis, chancelants, chacun semblant soutenir l’autre en le tenant par la main.

—… consentez-vous…, continua M. Jonas.

— Non… dit Mme Jonas…, inutile !… Marie-les vite !…

M. Jonas prit une grande respiration d’air inerte et brûlant.

— Au nom de Dieu… et du Président de la République… en vertu des pouvoirs qui me sont conférés…

Epuisé, il tomba à genoux, se cramponna au bord du divan, continua avec le reste de ses forces :

—… je vous déclare… unis… par les liens… du mariage…

Et il s’allongea comme un chiffon sur la moquette.

Un sourire de bonheur illumina le visage de Mme Jonas.

— C’est bien !… Maintenant… on peut… mourir… Adieu mes enfants… Je vous aime… Vous irez… au Paradis…

Elle tomba près de son mari. Jif et Jim refermèrent lentement les yeux.

Il y eut de grands bruits dans le couloir, et des cris :

— Henri ! Henri ! Où es-tu ?

L’angoisse avait réveillé Marguerite, la faisant désobéir à l’ordre de dormir. Henri, son Henri était malade, elle en était sûre, il avait besoin d’elle. Elle avait fracassé la porte de l’Atelier, elle accourait en se cognant partout. Elle n’avait pas besoin d’oxygène, son énergie restait intacte.

— Henri où es-tu ? Henri ? Oh !…

Elle le vit étendu, inerte, muet, elle prit peur :

— Henri ! Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu dors comme ça ?

Elle sortit ses pinces molletonnées, lui prit délicatement les bras et le secoua un peu. Il gémit. Encouragée, elle le secoua plus fort. La bouche de M. Jonas s’ouvrit et sa langue sortit et pendit sur le côté.

— Henri ! Hé ! Henri !… Réveille-toi !…

Elle le souleva et le secoua comme un prunier. Ses quatre têtes le regardaient, et, dans leur agitation, perdaient leurs plumes qui volaient dans le salon et se posaient sur les meubles.

— Comme tu as chaud ! Tu es tout trempé !… Je vais te rafraîchir !… Viens !…

Elle lui prit la main et voulut l’entraîner. Il tomba. Elle lui ramassa un pied et le tira vers la fontaine en le cognant à tous les obstacles.

Jim avait vaguement suivi la scène d’un oeil entrouvert. C’était affreux, c’était absurde ; ça n’avait aucune importance… Mourir… Qu’est-ce que c’est, mourir ?…

Jif se mit à gémir.

Chacune de ses courtes respirations était une plainte désespérée qui entrait comme une lame dans la poitrine de Jim et la transperçait.

— Jif !… Non !… Non !… Jif !… Non !… Je t’en prie…

Il se boucha les oreilles, mais c’était tout son être qui entendait. Tout ce qui lui restait de vie entendait et il ne faisait plus que cela : entendre… Il ne pouvait pas le supporter, il ne pouvait pas…

Sa mère, un peu plus bas, par terre, près du divan, râlait…

Alors le regard de Jim rencontra la poignée rouge, et il se souvint… En cas de situation désespérée… pour abréger l’agonie… tirer la poignée rouge… Faire sauter l’Arche !

Elle était haute… Comment l’atteindre ? Il embrassa les lèvres mouillées de Jif.

— Je t’aime…

Du bord du divan, il tomba sur la moquette, près de sa mère. Il se reposa un instant près d’elle, sa joue sur l’immense douceur d’un sein qui recevait sa peine à travers la robe mouillée.

— Maman… Adieu…

Il se remit en mouvement, avança sur les mains et les genoux jusqu’au milieu du salon, se coucha sur le dos, regarda la poignée au-dessus de lui. Inaccessible. Il faudrait tirer le grand bureau jusque-là, mettre le petit sur le grand, monter sur le petit, lever les bras.

Il réussit à se lever, à s’agripper au grand bureau, essaya de le tirer, ne l’ébranla pas d’un millimètre, mais perdit son souffle, tomba aux pieds du meuble en râlant.

Bing ! bang ! dans le couloir.

— Henri ! Mon Henri ! Qu’est-ce que tu as ? Tu es tout rouge !… Ô mon Henri parle-moi !

Marguerite revenait, tirant M. Jonas par l’autre pied. Il était ruisselant, barbouillé de sang et d’eau. Elle l’avait trempé dans la fontaine. Il saignait du nez, qu’elle lui avait cogné contre un dauphin.

Jim se souleva sur un coude.

— Mar… guerite… soulève… moi…

Il lui tendit une main. Elle la prit et d’un coup sec le mit sur pied. Il se cramponna à un de ses cous.

— Mon Henri, qu’est-ce qu’il a, mon Henri ? Il bouge plus !…

— Je vais… le guérir… il n’aura plus mal… Aide-moi !…

— Oui ! oui ! oui ! oui !

— Lève… tes têtes… bien haut… Pose-moi… dessus…

Heureuse d’être commandée, heureuse d’obéir, elle le souleva comme une plume, joignit ses quatre têtes et le posa dessus, assis.

— Debout… Tiens… moi… les jambes…

II râlait, l’air lui brûlait la gorge et ne lui apportait plus de vie. Il avait l’impression, à chaque aspiration, de s’emplir d’eau brûlante. Il fallait… finir… Il entendait…, il entendait Jif souffrir… Il fallait… réussir… Lentement, mobilisant ce qui lui restait de forces, râlant et bavant, ruisselant de sueur, il souleva ses pieds, les posa sur les têtes, se redressa, se trouva debout, les chevilles solidement coincées dans les tenons molletonnés des pinces. Il leva les bras…

Il était trop court !

Il trouva la force de crier :

— Lance-moi !…

— Quoi ?

— En l’air !… Tout droit !… Fort !

Marguerite était faite pour recevoir des ordres et pour obéir. Pour obéir exactement. Elle lui saisit les mollets et le lança en l’air, tout droit, et fort.

Jim percuta le plafond de la tête. En retombant, il saisit la poignée rouge à deux mains et s’y cramponna.

Terre ouvre-toi
Terre fends-toi
Que j’aille rejoindre mon roi…

C’était l’horloge qui chantait, allumée au zénith. Elle avait le visage de la Lune.

Une rose au paradis
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