M. Gé expliqua tout, avec des dessins sur un tableau blanc qu’il fit livrer par le Distributeur, il montra l’emplacement des glandes féminines et masculines, parla de l’ovule, qui attendait, fiancée solitaire, dans la tiédeur de son château, et de la formidable armée de prétendants, huit cents millions de spermatozoïdes, qui partaient à sa conquête chaque fois que Jim s’unissait à Jif au-dessus du lion et de la gazelle.

— Oh ! dit Jim émerveillé !

— Oh ! dit Jif effrayée.

— Et l’ovule en choisit un, on ne sait pas pourquoi celui-là, l’appelle, l’attire, s’ouvre, l’avale, le digère et désormais ils ne font plus qu’un. C’est ce deux-égale-un qui va se transformer dans le ventre maternel, et devenir un nouvel être humain, qui sortira quand il sera prêt…

Jif, comme hallucinée, regardait son petit ventre plat, à l’intérieur duquel un mystérieux corpuscule, invisible à l’oeil nu avait dit M. Gé, était en train, sans lui demander son avis, de devenir quelqu’un…

Lentement, elle posa sur lui ses deux mains à plat. Pour prendre contact. Pour qu’il sache que, maintenant, elle savait…

Mme Jonas gémit un peu. Elle ne parvenait pas à y croire.

— Vous êtes bien sûr ? demanda-t-elle à M. Gé.

— Il n’y a pas de doute… Par mesure de surveillance sanitaire, Sainte-Anna analyse chaque jour les excrétions solides et liquides de chaque habitant de l’Arche. Jour après jour, depuis trois semaines, elle a confirmé la fécondation de l’ovule. Le petit sixième est bien là, et dans huit ou neuf mois, peut- être avant, il commencera à respirer… Ni moi ni mes ingénieurs n’avons prévu sa part d’oxygène… L’air qu’il va prendre ne sera pas remplacé. Au début, ce ne sera pas très grave, mais tout sera, pourtant, déjà perturbé. Il nous fallait être si économes et si précis, pour une si longue durée, que si, aujourd’hui, une souris s’éveillait et se mettait à faire fonctionner ses poumons, tout l’équilibre de l’Arche serait subtilement fissuré, puis lézardé, jusqu’à l’écroulement…

« J’ai du bon tabac »…

— Zut ! dit Mme Jonas. Henri, jette-le au Trou !

— J’ai faim, moi ! protesta Jim.

Il mangea. Ils mangèrent. C’était machinal. Le poulet machinal. M. Jonas salait beaucoup. Cling- glouf. Cling-glouf. M. Gé continuait. Les enfants l’écoutaient avec intensité, les parents avec résignation, c’était ainsi, on n’y pouvait plus rien…

— Au bout de quelques jours après la naissance du sixième, la vie dans l’Arche deviendra difficile, puis impossible, le déséquilibre de l’oxygène affectant les autres équilibres et les déséquilibrant à leur tour…

— Vous pouviez pas prévoir ça, avec votre grosse tête ? Vous êtes pas malin, vraiment ! M. Gé, le roi des affaires, l’empereur de l’intelligence, pas prévoir le sixième ! Et si j’avais oublié de prendre ma pilule, une fois ?

— Vous la preniez une deuxième fois, sans le savoir, dans votre petit déjeuner… Voulez-vous me laisser finir mon exposé ? Nous discuterons après, si vous le voulez bien…

— Dans mon petit… Quel culot !… Et si j’avais pas déjeuné ?

— Il y avait un produit anticonceptionnel dans l’eau de votre bain et dans le tissu de vos robes… Et votre mari, lui-même, sans s’en douter, était rendu stérile. Toutes ces précautions disparaîtront, bien sûr, avec l’ouverture de l’Arche, et vous pourrez vous aussi, collaborer au repeuplement de la Terre.

— Trop tard, soupira Mme Jonas.

C’était un peu tôt pour être trop tard, elle n’avait que quarante-neuf ans, mais peut-être manquait-elle de quelque subtile vitamine.

— Les données du problème sont nettes et claires, poursuivit M. Gé : la naissance du petit sixième rend impossible la vie dans l’Arche. Il y a deux solutions : ou supprimer le sixième, ou supprimer l’Arche, c’est-à-dire l’ouvrir…

— Les deux solutions me paraissent mauvaises, dit M. Jonas. Vous aviez prévu un séjour de vingt ans dans l’Arche à cause des radiations. Il fallait leur laisser le temps de s’apaiser, sinon de s’éteindre. C’est un délai qui ne me paraît pas large, plutôt juste…

— Très juste, dit M. Gé.

— Donc en ouvrant l’Arche maintenant, après moins de seize ans, nous nous condamnons peut- être tous à mort ?

— C’est un risque à courir… Il faut compter sur les pluies diluviennes qui sont sans doute en train de nettoyer la Terre.

— Peut-être… Quant à la deuxième solution, supprimer notre petit-fils avant même qu’il soit né…

— JAMAIS ! hurla Mme Jonas.

— Malheureusement, il n’y a pas de troisième solution, dit M. Gé.

Il s’approcha du clavier encastré dans le mur et posa un doigt successivement sur quelques touches.

— Pour que vous gardiez bien présente en votre esprit la gravité de la situation, je vais la concrétiser à vos yeux…

Il appuya sur le Bouton.

Il y eut une voix féminine qui fit : « Oooh !… » d’un air de surprise profonde et effrayée. Cette voix semblait venir d’un puits profond, humide et noir comme la peur. Une trappe s’ouvrit au plafond, et, avec un bruit de crémaillère, en descendit un objet qui s’arrêta lorsqu’il pendit d’environ un quart de mètre, hors de portée d’un bras levé. Tous les regards étaient fixés sur lui. C’était une poignée rouge, au bout d’une chaîne. Elle ressemblait à la poignée du signal d’alarme des anciens trains terrestres, mais dix fois plus grande. On aurait pu s’y suspendre à deux mains.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jim.

— C’est la poignée U… Elle est destinée à mettre fin à une situation intenable, si nous étions, par exemple, coincés ici, sans possibilité d’ouvrir, sans air, sans eau, sans nourriture. Elle abrégerait notre agonie. Si quelqu’un la tire fortement, elle transforme notre pile U en bombe, qui explose aussitôt, pulvérisant l’Arche, et ouvrant un cratère jusqu’à la surface…

— Vous êtes fou ! cria Mme Jonas. Il est fou ! Vous pouvez ravaler votre poignée ! On en veut pas ! Et on veut pas de vos deux solutions ! Mon Jonas va en trouver une autre ! Il a du génie ! Et il est grand-père ! Et je suis grand-mère ! Et nous vous laisserons pas assassiner notre petit-fils !

— S’il trouve, tant mieux… Mais il faut faire vite… On a tout le temps ! On a huit mois ! Il est pas déjà en train de vous le boire, votre oxygène !

— Non, mais chaque jour passé vous ôtera la possibilité de décider objectivement… Vous allez devenir passionnés… Vous parlez déjà de « votre petit-fils », alors qu’il ne s’agit même pas d’un embryon, à peine d’une graine, impondérable, invisible, et qu’il est facile de neutraliser avant même qu’elle ait vraiment commencé à vivre…

— ASSASSIN ! cria Mme Jonas.

— Je vous donne un délai de vingt-quatre heures à partir de cet instant.

— Et si on se décide pas, c’est vous qui déciderez, comme toujours !

— Non. Je ne m’en mêlerai à aucun prix. C’est Sainte-Anna qui décidera, avec son objectivité de machine. Elle a emmagasiné toutes les données dans son neuvième cerveau. Elle pèsera les « pour » et les « contre » et fera la différence, sans faire intervenir l’émotion ou le sentiment. Et elle agira aussitôt. À vous de décider avant elle, si vous en avez la volonté. Horloge, comptez le temps. À partir de maintenant zéro heure.

— Oui monsieur…

L’horloge s’éclaira presque au milieu du ciel- plafond. Son visage était un visage de pierre, celui du Balzac de Rodin, dur comme le destin.

— Zéro heure, zéro minute, dix secondes… TOP ! Zéro heure, zéro minute, quinze secondes… TOP ! Zéro heure, zéro minute, vingt secondes… TOP !

— À vingt-quatre heures zéro minute, Sainte-Anna agira, ne l’oubliez pas, dit M. Gé tourné vers Mme Jonas.

Balzac se tut, soupira, et disparut.

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