Les transistors ne criaient plus aucun ordre : l’autogire de l’organisatrice avait été prié de déguerpir, il gênait les évolutions des appareils de la police. La tête du cortège s’arrêta, mais les autres femmes, des orange aux noires et blanches, continuèrent d’avancer, elles ne savaient pas exactement ce qui se passait, elles voulaient savoir, elles voulaient voir. Sous la lente énorme pression, le corps du cortège gonfla, fit craquer les services d’ordre latéraux, submergea les trottoirs, absorba les curieux et les petits crieurs de slogans, enfonça les vitrines, emplit les boutiques et les couloirs, coula dans les caves et reflua jusqu’aux étages d’où il déborda par les fenêtres.

Devant la tête rouge stoppée tourbillonnait la bataille. Les tondus fonçaient tête en avant vers les ventres des femmes, les policiers les assommaient au passage avec leurs matraques blindées, ils se relevaient hurlaient des cris de guerre et recommençaient.

Mme Jonas cria des ordres à ses compagnes. À sa voix, les neuf mois se formèrent non en carré mais en rond, le rang extérieur tourné vers l’intérieur, dressant le rempart de ses derrières entre Ses agresseurs et leurs objectifs. Mme Jonas resta face à l’ennemi, le défiant et l’insultant, en faisant tourbillonner, arme dérisoire, son cabas-mousse testé du transistor qui chantait « Parlez-moi d’amour ». Un tondu gigantesque, aux muscles de fer, au crâne de pierre, déjà trois fois assommé, se releva, le cuir fendu, saignant, les dents cassées, une oreille pendante, les yeux bouchés, s’ouvrit les paupières avec les doigts, aperçut Mme Jonas dans un nuage rouge, referma les yeux, et fonça vers elle, tête basse, en poussant un cri de dinosaure. Un homme vêtu d’une blouse blanche surgit tout à coup, lui fit un croc-en jambe et le poussa. Il atterrit sur le nez devant Mme Jonas. Elle s’écarta pour le laisser passer, il glissa sous la forêt de pieds des femmes lourdes, le rond se referma, bougea lentement sur place comme une amibe qui digère un invisible. Ce qui restait de lui fut évacué quatre minutes plus tard par une brèche momentanément ouverte. Cela ne ressemblait plus en rien à un guerrier, je-t’y-plumerai-les-pieds.

Les tondus, obéissant aux coups de sifflets de leurs chefs, rompirent le contact et refluèrent en masse vers la place de l’Étoile où s’étaient posés trois hélicoptères de la police. Sous la grêle de coups des policiers qui leur donnaient la chasse, ils se cramponnèrent aux appareils, les ébranlèrent, les tirèrent, les poussèrent vers l’Arc de Triomphe. Le premier heurta la pile de droite, y brisa son rotor, bascula sur la flamme de l’Inconnu et prit feu. Les deux autres s’écrasèrent sur lui. L’essence explosa. Les tondus hurlèrent de joie. La chaleur du brasier fit reculer les forces de police. Les tondus couraient autour du feu comme des Sioux et y jetaient tout ce qu’ils trouvaient, matraques, casques, képis, poteaux, barrières, poubelles, voitures, puis ils commencèrent à se déshabiller et à y jeter leurs vêtements. La flamme faisait craquer les noms des dix mille batailles inscrites dans la pierre et montait trois fois plus haut que le sommet de l’Arc. Les jeunes démons hurlaient en tournant autour d’elle, garçons et filles nus et glabres comme des statues, alimentant le feu de leur fureur et de leur ferveur envers tous les guerriers morts, dont l’Arc célébrait la gloire dans son apothéose de flamme. Trois garçons, bras dessus, bras dessous, se jetèrent dans le feu. Une fille les suivit. Une clameur de joie monta de la foule tournante des adolescents nus. De tous côtés, des garçons et des filles s’arrachaient à la ronde, couraient vers le brasier et sautaient au coeur de la flamme. Elle les recevait en rugissant et montait plus haut encore. C’était l’holocauste, le sacrifice pur, à rien et pour rien. Le vent d’ouest emportait sur Paris la fumée noire et ¡’odeur d’essence, de caoutchouc et de chair brûlés, avec les jeunes âmes mortes.

Une rose au paradis
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