Quand le soir bleu arriva, ils avaient mangé la poule noire. Mme Jonas avait retrouvé le geste ancestral pour la plumer, à pleine main, sous l’oeil curieux de ses enfants. Elle enfouissait les plumes dans son cabas-mousse. Des petits duvets gris volaient partout.
Puis elle l’avait vidée, après l’avoir fendue avec ses ciseaux. La tripaille était allée au Trou. Cling. Enfin elle avait presque réussi à la faire cuire à point dans le creuset électrique. Ils s’étaient couchés rassasiés.
Jim et Jif s’endormirent aussitôt, comme d’habitude, chacun dans sa chambre, Jif entortillée dans son drap mâchuré.
M. Jonas vint rejoindre sa femme dans son lit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Ils firent l’amour par inquiétude, pour oublier. Mme Jonas n’était plus très sûre d’avoir bien agi. Son mari se posait des questions très précises au sujet de Sainte-Anna. Elle était programmée pour fabriquer des produits synthétiques, des imitations, pas du naturel. Elle n’en avait jamais fait. Théoriquement, cela lui était impossible. Or le poulet cru et la poule noire étaient incontestablement un vrai poulet et une vraie poule.
En poussant M. Gé dans le Trou, Mme Jonas lui avait livré du vivant. Et Sainte-Anna semblait avoir puisé dans ce nouveau matériau de quoi gravir un échelon de plus dans la complexité de ses créations… M. Jonas n’avait plus osé solliciter le Distributeur. Il avait dissuadé Jif, qui voulait un drap propre. On verrait demain. Demain… Il s’endormit. Il bénéficiait encore de la grâce enfantine du sommeil qu’aucun souci ne peut empêcher d’arriver.
Mme Jonas ne dormait pas. Les yeux grands ouverts dans l’obscurité bleue, elle ruminait une pensée qui lui faisait remonter aux lèvres le peu de nourriture qu’elle avait avalée. Son Henri lui avait expliqué cent fois le principe du circuit fermé : ce que livrait le Distributeur était fabriqué avec ce qui était jeté dans le Trou. Ce soir, en mangeant la poule, ils avaient mangé M. Gé…