Le noir était tombé sur Mme Jonas comme du plomb fondu glacé. Ce n’est guère possible dans la réalité… Mais cela décrit très exactement ce qu’elle éprouva, l’ardeur de son esprit éteinte d’un seul coup, son coeur brutalement serré, son corps paralysé.

Elle commença à remuer le bout des doigts, puis se serra les mains l’une dans l’autre, et s’enquit d’une voix anxieuse :

— Henri, tu es là ?… Henri, où es-tu ?

— Je suis là, ma chérie, je suis là…

Il était tout près, sa voix tranquille réchauffa Mme Jonas, elle tendit la main vers lui et rencontra la sienne qui venait vers elle. Elle la saisit et s’y cramponna.

— Oh que c’est désagréable, ce noir ! Qu’est-ce qui se passe ? C’est pas encore la nuit !…

— Je ne crois pas… Horloge, quelle heure est-il ?

L’horloge ne répondit pas.

— C’est une panne, dit M. Jonas. Les quatre disjoncteurs ont dû sauter en même temps… Les quatre circuits sont coupés… Il faut que j’en rétablisse un tout de suite, ou c’est le désastre…

— Tu crois que c’est à cause de… hum… Glouf ?

— Sans doute… C’était un gros morceau… Mais théoriquement, ça n’aurait dû, au maximum, couper qu’un circuit… Il avait peut-être quelque chose dans sa poche… Qui a tout court-circuité…

— Il avait des tas de choses dans ses poches ! Toujours !… C’était un cachottier !… Un dictateur !…

Elle essayait de retrouver sa colère, pour justifier son acte, pendant que son mari, soucieux mais calme, la tenant par la main, l’entraînait avec précaution vers la porte. De la poche de sa blouse il avait sorti son petit tournevis, et le pointait devant lui dans l’obscurité, comme une tête chercheuse.

En arrivant devant l’Atelier, ils entendirent les quatre voix de Marguerite qui appelaient :

— Henri où es-tu ?

— Henri !

— Où es-tu ?

— Henri réponds-moi !

Puis il y eut un grand bruit de choses bousculées qui tombaient et se brisaient. M. Jonas perdit son calme et cria :

— Marguerite ! Tiens-toi tranquille !

— Ah ! Henri !…

— Tu es là !

— Viens vite !

— J’ai peur !

— Dans le noir !

— Viens !

— Viens !

— Viens !

— Viens !

Il tournait déjà la clef dans la serrure. Sa femme le tenait par un pan de sa blouse. Il ordonna :

— Marguerite, tais-toi ! Ne bouge plus ! Dors !

Les quatre voix qui gémissaient se turent en même temps.

Il ouvrit la porte, et après avoir demandé à sa femme de rester sur place, s’enfonça dans les ténèbres. Il connaissait son atelier de façon absolue. Sa mémoire exceptionnelle se rappelait l’emplacement de chaque meuble, de chaque objet, de chaque outil, dans ce qui paraissait un fouillis inextricable. Mais où était Marguerite ? Et qu’avait-elle renversé ?

— Marguerite, réveille-toi…

— Henri, je…

— Henri, je…

— Henri, je…

— Henri, je…

— Tais-toi ! Dors !…

Il l’avait située, il la contourna, marcha sur des débris qui craquèrent, toucha le bord d’une étagère, leva la main vers l’étagère supérieure, tâta, reconnut un bocal, deux bocaux, trois bocaux pleins de petits bidules, écarta le quatrième et saisit, derrière, un objet qu’il secoua et leva à bout de bras Mme Jonas poussa un soupir de joie.

— Aaah !…

C’était un petit flacon de verre à demi plein d’huile. Dans l’huile baignait un morceau de phosphore gros comme une noisette. En le secouant, il avait provoqué le miracle habituel, tout le flacon était devenu phosphorescent. Sa faible lueur verte réchauffa le coeur de Mme Jonas et permit à son mari de voir vaguement Marguerite avec ses quatre têtes endormies qui pendaient, d’évaluer les dégâts, qui n’étaient pas trop graves, et d’atteindre la console de commande.

Il effleura du bout du doigt les touches commandant le réenclenchement des disjoncteurs.

Une : rien.

Deux : la lumière blanche revint partout à la fois.

— Aaah !…

Et s’éteignit aussitôt.

— Ooooh…

Trois : rien.

Quatre : les lampes blanches clignotèrent, s’éteignirent, les plafonniers bleus s’allumèrent, les lampes blanches se rallumèrent, les plafonniers s’éteignirent.

M. Jonas, immobile, l’index tendu au-dessus des touches, attendit quelques instants, puis se tourna vers sa femme restée dans le couloir :

— Ça a l’air de tenir… Je vais descendre aux machines, voir ce qui se passe. Cherche les enfants, allez tous au salon, asseyez-vous et si ça s’éteint de nouveau, restez assis, ne bougez surtout pas…

— On dirait que la lumière est moins vive que d’habitude, dit Mme Jonas.

— Oui, c’est exact… Je vais essayer de rétablir le premier circuit…

Il passa près de Marguerite et lui frappa amicalement le flanc. Boum-boum… Ses quatre cous pendaient chacun sur un côté, les quatre têtes presque à la hauteur des jambes.

— Marguerite ! Tiens-toi mieux ! Tu peux dormir sans t’écrouler !

Les quatre têtes soupirèrent, les cous se redressèrent mollement et se tortillèrent ensemble, formant une sorte de colonne torse verticale, terminée par le bouquet des têtes qui dormaient les yeux ouverts. La rieuse n’avait toujours pas de chapeau. Après que Mme Jonas lui eut détricoté son turban, elle n’avait pas fait de tentative pour le remplacer. Son tempérament optimiste avait repris le dessus, elle se trouvait très belle sans couvre-chef.

Mme Jonas appela :

— Jim ! Jif ! Où êtes-vous ?

La voix excitée et bouleversée de Jim lui répondit :

— Maman !… Maman viens voir ! Papa ! Viens ! Venez voir ! Venez, vite !

Une rose au paradis
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