L’UA 27.2, devant laquelle Lucie venait d’atterrir, était la 272e Usine Alimentaire, récemment mise en route par le ministère de l’Agroalimentation. Ses étages en décrochements, avec jardins suspendus, couvraient un des flancs de la vallée, sur des kilomètres, l’autre versant ayant été conservé dans son état naturel. Le blé semé à l’étage supérieur dans des bacs hydroponiques poussait et mûrissait en quelques jours, était récolté broyé, pétri, cuit en quelques minutes, et finissait au rez-de-chaussée sous forme de tranches de pain rectangulaires, enveloppées par douze, et livrées par pipe-lines aux agglomérations urbaines. Les pipe-lines étaient calorifugés. Le pain arrivait frais.
Le fonctionnaire directeur de l’usine venait d’appeler en consultation Henri Jonas, un expert polyvalent connu dans le monde entier malgré son jeune âge. Il était en train de lui exposer la situation très grave dans laquelle se trouvait l’usine.
Debout devant la porte-fenêtre du bureau du directeur, qui ouvrait sur une terrasse couverte de pétunias de toutes couleurs, Jonas écoutait en souriant et en hochant la tête. Il semblait à peine avoir dépassé vingt ans. Ses cheveux d’un blond pâle, plutôt clairsemés, étaient coupés assez court, peut-être par lui-même, et séparés vers la gauche par une raie indécise. Ses yeux étaient bleus.
Il leva la main droite et montra quelque chose, au-dehors, sans dire mot : c’était l’autogire qui descendait.
— Enfin, monsieur, est-ce que vous m’écoutez ? demanda le directeur irrité.
— Bien sûr, bien sûr !… dit très gentiment Jonas, en se tournant vers lui avec un sourire.
Et son sourire dans son regard bleu, c’était le soleil de mai dans le ciel.
— Bon ! Bon !… bougonna le fonctionnaire, je résume…
Mais comment faire confiance à ce gamin ?
— Depuis 17 semaines, l’usine s’est mise à fabriquer des tranches de dix millimètres d’épaisseur au lieu de neuf, ce qui rend l’entreprise déficitaire, et risque de détruire l’équilibre du budget de tout le neuvième plan. Aucun des ingénieurs de l’usine, de la Région, du Ministère, des Firmes constructrices et installatrices, ni des cent douze services après-vente n’a réussi à déceler la cause de ce dérèglement…
— Oui, oui, oui… dit doucement Henri Jonas…
Il était vêtu d’un veston froissé par le voyage en avion, et d’un pantalon au pli effacé, le tout couleur de tabac anglais, et d’une chemise sans col, un peu bleue, un peu verte. Il était presque grand, mince, presque maigre, il marchait en regardant ses pieds, ce qui lui donnait l’air voûté. En réalité il ne regardait pas ses pieds, mais ce qu’il avait dans la tête. Il avait beaucoup. C’était un génie de l’électronique, et en même temps le roi des bricoleurs. Il avait fait aussi sa médecine et quelques certificats de biologie animale et végétale, car il trouvait les machines vivantes bien plus efficaces que les machines fabriquées.
Il se pencha sur le schéma général que le directeur avait étalé sur son bureau de verre et de bois d’amarante, il le regarda avec attention pendant quelques minutes, suivant des tracés avec un doigt en chuchotant des mots pour lui tout seul, puis il tourna le dos au plan et se mit à marcher en rond clans la vaste pièce, tête basse et les mains dans les poches de son veston. De temps en temps il se trouvait nez à nez avec un fonctionnaire qui entrait ou sortait, ou avec le directeur lui-même, que l’inquiétude poussait à marcher, non en rond, mais en zigzag. Alors il s’arrêtait, relevait la tête et souriait avec le ravissement étonné d’un enfant qui s’éveille en face d’un petit lapin.
Il dit enfin :
— Je crois que, peut-être…
Puis il sortit de la pièce avec décision, monta jusqu’au septième étage par l’escalier, deux marches à la fois, suivi du directeur, des sous-directeurs et de toutes les secrétaires portant en pendentif leur mini-enregistreur.
Il entra seul dans l’armoire à air conditionné qui contenait la mémoire de l’ordinateur central de l’usine, et ferma la porte derrière lui.
Dans la lumière vive et le silence, la mémoire rayonnait au centre de la paroi du fond. C’était un rectangle de métal jaune, lisse, pas plus grand qu’un timbre-poste. Il contenait des milliards d’instructions et des milliards de milliards de combinaisons possibles entre ses composants moléculaires. Il était le centre, le départ et l’arrivée d’une multitude de circuits imprimés qui moiraient la paroi et se répandaient dans toute l’usine à travers les murs.
Jonas tira de la poche droite de son veston un petit tournevis au manche jaune transparent, dont la tige était légèrement tordue et l’extrémité usée comme celle d’un cure-dents ayant trop servi, en posa la pointe quelque part vers le bord nord-est de la mémoire, gratta légèrement, se redressa, sortit de l’armoire, et dit au directeur :
— Ça devrait aller, maintenant…
Deux minutes plus tard, le directeur mesurait avec un pied à coulisse une tranche de pain toute chaude.
— Neuf millimètres !… dit-il d’une voix étranglée par l’émotion. Merci, monsieur Jonas…
Ayant signé en six exemplaires l’état N° 91.742 B 72 bis, qui lui permettrait d’être payé dans un an ou deux, Henri Jonas sortit de l’usine et ferma aussitôt les yeux, ébloui : le soleil était devant lui, là, à deux mètres, presque dans ses mains.
Il souleva de nouveau les paupières, lentement, sachant ce qu’il allait voir : un derrière féminin dans un short jaune, éclairé par le soleil couchant. Le buste qui aurait dû se trouver au-dessus était plongé dans le compartiment-moteur d’un autogire. Ce qui se trouvait au-dessous, jusqu’à l’herbe, était plaisant à voir. Jonas le regarda avec plaisir, mais sans concupiscence.
À vingt-huit ans il n’avait encore jamais fait physiquement connaissance d’une femme et ça ne le tracassait pas. Dans son organisme, c’était surtout le cerveau qui fonctionnait. Sa sexualité était maintenue dans une sorte d’hibernation par l’envahissement de son génie électronique et mécanique.
Il entendit la tête qui se trouvait à l’extrémité du buste invisible gronder, maudire, crier « aïe » ! et la vit apparaître au-dessus du moteur en compagnie d’une main dont elle suçait un doigt. Elle était auréolée de cheveux presque rouges. Il s’approcha, offrit ses services, et sourit.
Lucie le regarda, et ne pensa plus à ôter son doigt de sa bouche, ne pensa même pas à répondre. Elle respirait encore parce que cela se faisait, grâce à Dieu, sans qu’elle eût besoin d’y penser…
La parole enfin lui revint. Elle ôta son doigt de ses lèvres et les mots suivirent.
— Oh oui !… Oui, oui, merci !…
— Ça ne doit pas être bien grave, dit-il. Il tira de sa poche son petit tournevis et à son tour plongea dans le moteur.
Debout près de lui, elle le regardait travailler et profitait de chaque fois où il se redressait pour l’examiner, bien en face avec un étonnement qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.
Elle avait connu quelques hommes, et vécu plus ou moins longtemps avec deux ou trois. Fugitifs ou temporaires, ils n’étaient pas particulièrement bêtes ni égoïstes, seulement comme tout le monde. Ils avaient passé ou vécu près d’elle sans être avec elle, l’avaient regardée sans la voir, entendue sans l’écouter, ils avaient parlé sans rien lui dire, passé sur elle comme un marteau-piqueur trépidant, si vite partis, le temps d’un oiseau, la laissant assoiffée, et grelottante comme si ce qu’ils nommaient l’amour n’était qu’un coup de vent d’hiver.
Celui-là, dont elle ne savait pas le nom, dont elle ne connaissait rien, celui-là n’était pas pareil, elle en était sûre !…
Quand il lui avait souri, elle avait vu, dans le bleu innocent de ses yeux, toute la fraîcheur d’une âme d’enfant qui restera telle jusqu’à la mort, et après.
Lorsqu’il se baissait vers le moteur elle se disait que ce n’était pas possible, un homme pareil n’existe pas… Et quand il relevait la tête et la regardait de nouveau avec son sourire, elle recevait une fois de plus le choc de l’évidence, elle ne pouvait pas se tromper, il était limpide comme de l’eau…
Le soir tombait, les petites grenouilles vertes de la vallée poussaient dans l’herbe humide leur cri d’amour ridicule, en ouvrant leur bouche jusqu’au ventre. Lucie frissonna, sentit ses jambes devenir molles, et s’appuya à son appareil pour ne pas tomber. Jonas se redressait. Il dit que c’était réparé, et que tout allait bien…
En deux secondes elle retrouva son sang-froid et prit sa décision. Cet homme était un trésor unique, il n’avait sans doute pas son pareil au monde, elle ne le laisserait pas retourner dans l’inconnu d’où il avait surgi, elle allait le prendre et le garder, il serait son mari, son amant, son enfant, elle le protégerait, le bercerait, le défendrait, l’aimerait…
Et elle déchirerait les membres et le visage de toute autre femme qui s’approcherait de lui. Il était plus jeune qu’elle, et il y a tant de jeunes panthères prêtes à sauter sur les garçons innocents-
Dieu qu’il était jeune ! C’était une folie ! Elle était sûre qu’il n’avait encore jamais… Eh bien, vive la folie ! Elle avait été bien trop raisonnable jusqu’à ce jour ! Il est vrai qu’elle n’avait jamais trouvé l’occasion de devenir folle. Comment avait-il pu jusque-là leur échapper ?… Folle ! folle ! folle !… Un ange ! un innocent ! un agneau !…
— Où allez-vous ? lui demanda-t-elle brusquement.
Elle savait que sa question était stupide : elle le rencontrait au fond de la campagne, il n’avait ni bagage ni casquette, il habitait vraisemblablement ici et n’allait nulle part. Pourtant il répondit sans s’étonner :
— À Paris…
— Moi aussi !… C’est parfait, je vous emmène !
Trente secondes plus tard ils s’envolaient et retrouvaient le soleil à dix mille pieds. En riant de joie, elle renonça au Limousin, à la Bretagne et à toutes les provinces, et mit le cap au Nord. Le soleil se coucha définitivement. Elle aperçut la Loire à l’horizon dans un soupir de brume rose, et déclara qu’elle avait faim. Il y avait là, près de La Charité, une excellente auberge…