— Je ne comprends pas pourquoi je suis ici, dit Jonas, mais puisque vous êtes si puissant, je suppose que vous avez la possibilité de me faire transporter rapidement chez moi ? je désire mourir auprès de ma femme…

— Qui vous parle de mourir, monsieur Jonas ? Si je vous ai fait conduire ici sans vous consulter – je vous prie de m’en excuser – ce n’est pas pour vous laisser mourir, mais pour vous sauver…

— Me sauver ? Moi ? Pourquoi moi ?

— L’Arche a besoin de vous.

Jonas regarda M. Gé avec inquiétude. Il imita de la main le mouvement d’un vaisseau ballotté par des vagues et exprima son étonnement :

— L’Arche ?

— Non, dit M. Gé, l’Arche…

Il pointa l’index de sa main droite vers le sol.

—… enterrée !… Sous trois mille mètres de roches, de sable, d’acier, et d’or… Vous n’imaginez pas ce que ça a coûté !… Ce que j’ai construit là, aucun gouvernement n’était assez riche pour le faire…

— Ils se sont fait construire des abris…

— De la bricole ! Quelques mètres de béton et quelques tonnes de conserves, avec des prières pour que le vent pousse les radiations chez le voisin… S’ils ont le temps d’y entrer, ils en sortiront dans quelques mois, et ils seront frits !… Ce n’est pas sérieux !… Les hommes d’État n’ont ni le temps ni l’habitude de prévoir. Ils vivent au jour le jour, tous les événements les surprennent, et les problèmes qu’ils s’efforcent de résoudre sont ceux de la veille ou de l’avant-veille, qu’ils n’ont d’ailleurs pas encore compris. Pour des lendemains un peu amples, il faut l’initiative privée… L’Arche va partir pour un long voyage immobile. Tout est automatique à bord. C’est un navire qui n’a pas besoin d’équipage. Mais il lui faut un capitaine qui soit assez qualifié pour faire face aux incidents, et qui, à l’arrivée, préside à la redistribution de la vie dans le désert et le chaos… Ça ne vous tente pas ?

Jonas hocha doucement la tête, de haut en bas, avec une petite moue. Cela voulait dire qu’il était effectivement tenté, mais qu’il réfléchissait. Il demanda :

— Quelle durée avez-vous prévue ?

— Quand je vous aurai enfermé dans l’Arche, vous y resterez vingt ans…

— Cela me paraît un bon délai… Avec une marge juste suffisante…

Vingt ans… Tout à coup il réalisa qu’il ne lui restait plus que dix minutes pour rejoindre sa femme…

— Ma femme !

… et mourir avec elle…

Il se mit à crier :

— Je me fous de votre abri ! Faites-moi conduire auprès de ma femme. Par où sort-on d’ici ?… Un hélicoptère !… Vous m’avez… Vous m’avez… Sans vous je serais… Lucie ! ! !…

Il criait, il se tournait vers tous les murs, cherchait une issue impossible… Trop tard !… Il n’aurait pas le temps de la rejoindre, elle mourrait sans lui, dans une atroce terreur soudaine… Ce salaud ! cette ordure ! ce marchand ! Il chercha une arme, quelque chose pour lui casser la tête, il n’y avait rien que l’on pût prendre en main… Que des roses…

— Vous n’imaginez pourtant pas, disait calmement M. Gé, que si j’ai mis dans l’Arche l’âne avec son ânesse et le coq avec ses poules, j’allais y embarquer l’homme tout seul ? Votre femme est aussi nécessaire que vous… Et dans son état, encore plus précieuse…

Il posa sa main droite sur le mur derrière son bureau. Le mur glissa, découvrant l’intérieur d’une petite pièce rectangulaire capitonnée de satin jaune canari. Un philodendron, grimpant hors d’un pot turquoise modem style, couvrait presque entièrement deux murs de ses larges feuilles découpées. Les délicates couleurs d’un tapis de soie chinois luisaient doucement sur le sol. Sur le tapis était posée une civière et sur la civière Mme Jonas étendue dormait, un petit sourire aux lèvres, les deux mains croisées sur le tournesol.

— Chut ! fit M. Gé à Jonas, qui allait crier le nom de sa femme. Ne la réveillez pas…

— Mais il faut la transporter ! la mettre à l’abri ! on n’a plus le temps ! Où est l’Arche ?

— Nous y allons, dit M. Gé. Voulez-vous entrer ? C’est l’ascenseur…

Au moment où Jonas franchissait la porte de la petite pièce, une lueur fulgurante le fit se retourner vers le mur de verre. Au sud-ouest, l’horizon brûlait d’une immense lueur verte bouillonnante. Des milliers de sphères y grouillaient, vertes, blanches, blêmes, écarlates, tourbillonnaient lentement, s’enflaient, se pénétraient, éclataient en silence, engendraient des sphères plus petites qui grossissaient, grouillaient, tourbillonnaient, éclataient… L’enfer se déversait dans la moitié du ciel. Le bureau était devenu l’intérieur d’une émeraude striée de sang. Du coin de l’oeil, Jonas voyait à côté de lui M. Gé vert comme une plante, rouge comme un écorché. Atterré, il se tourna vers lui :

— Déjà !… dit-il. Orly ?

— Non, dit M. Gé : Jérusalem.

Il poussa doucement Jonas dans la pièce jaune et y entra à son tour. Dans sa main droite il tenait toujours la rose. Une sirène se mit à hurler sur Paris, puis d’autres, toute la meute des chiens de fer épouvantés, hurlant la mort fantastique qui arrivait au galop de feu. Le mur capitonné se referma, et coupa tous les bruits du monde. Les feuilles du philodendron firent un murmure de papier frais sous la main de M. Gé qui les caressait en entrant. Jonas tremblait. Toute sa chair tremblait, ses os tremblaient, ses dents, ses mains, ses cheveux tremblaient et dans sa tête qui tremblait il sentait trembler le chaos de ses pensées bouillonnantes et tourbillonnantes comme le ciel qu’il venait de voir. Ce n’était pas de la peur, c’était plus que de la terreur, c’était une réaction primitive, absolue, de chaque fibre vivante, à laquelle les hommes n’avaient pas eu l’occasion de donner un nom, car aucun d’eux, jusque-là, n’avait vu commencer la fin du monde…

Il sentit sous ses pieds la cabine démarrer et accélérer sa descente. Il éprouva tout à coup un sentiment de sécurité totale. Comme un poussin qui rêve qu’il va être mangé par le chat et qui réussit juste – cric ! - à s’enfermer dans l’oeuf…

Il prit une grande respiration, se tourna vers sa femme, s’agenouilla, serra fortement sur le bord de la civière ses mains qui tremblaient encore un peu, se pencha et posa ses lèvres sur la joue qui s’offrait à lui. Lucie soupira de bonheur dans son sommeil et les coins de son sourire fendirent la foule des taches de rousseur. Jonas fit une petite grimace, huma l’air une ou deux fois et recula légèrement : sa femme avait apporté autour d’elle un cocon de l’odeur du cortège. La pièce jaune descendait à une vitesse vertigineuse, en accélérant sans cesse. Jonas sentait le vide se creuser sous ses genoux et derrière son nombril. Sa femme le sentit aussi, se réveilla, poussa un cri et voulut retenir son ventre qui s’enfuyait Dieu sait où.

— Lucie… Je suis là… Ne crains rien… Je suis là !…

Elle tourna la tête, vit son mari à genoux près d’elle et fondit de bonheur.

— Henri !…

Puis elle vit un homme blanc qui lui souriait et tenait une rose, elle vit une belle plante verte épanouie sur des murs jaunes, gais, et se rassura tout à fait. D’ailleurs elle ne sentait plus cette curieuse sensation dans son ventre. Le voyage vertical était terminé, la cabine s’immobilisait en douceur au dernier millimètre. Au-dessus d’elle, vingt et une portes de béton, d’eau et de sept alliages d’acier, épaisses comme une montagne, s’étaient refermées sans bruit. Au-dessus des portes, à la surface, Paris n’était plus qu’un trou immense plein de flammes et de fureur. Silfrid était morte sans s’en apercevoir, toutes les perles fondues autour d’elle en une seule perle de soleil.

Une rose au paradis
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