Ce jour-là, M. Gé sortit de sa chambre aussi impeccable qu’au premier jour de la fermeture, blanc de la tête aux pieds. Ceux-ci étaient nus, seule concession qu’il fit à la température. Pour le reste, il demeurait totalement boutonné et immaculé, jusqu’au menton.
Mme Jonas disait que pour être toujours aussi vierge de tache, de la moindre trace de poussière ou de transpiration, il devait changer de vêtements au moins deux fois par jour. Peut-être trois. Ou plus. Et comme ni elle ni personne ne l’avait jamais vu appuyer sur le Bouton, elle en concluait qu’il disposait d’un Distributeur particulier, pour lui tout seul. Elle aurait bien voulu jeter un coup d’oeil dans sa chambre. Elle avait souvent essayé d’en pousser la porte, quand elle était certaine qu’il se trouvait ailleurs. Mais la porte, qui n’avait pas de serrure apparente, restait close. Inébranlable.
M. Gé gagna le salon, où M. et Mme Jonas et les enfants attendaient qu’il vînt leur dire ce qu’il avait à dire. Il leur avait demandé de se réunir, ils étaient là, ils attendaient sans impatience, ils avaient le temps, le temps interminable…
Mme Jonas tricotait, M. Jonas bricolait, les jumeaux chahutaient.
M. Jonas, assis sur la moquette devant la table basse, avait disposé sur celle-ci trois petites pièces détachées de Sainte-Anna, une plate en forme de T, une sphérique nimbée de fils, et une cubique, trouée, dans laquelle il fouillait avec son tournevis.
Mme Jonas, assise dans le fauteuil jaune, tricotait quelque chose de rose, en jetant de temps à autre un regard noir aux deux adolescents qui se bousculaient sur le divan. Elle n’y tint plus. Elle cria :
— Jim ! Veux-tu laisser ta soeur tranquille !
— Trop tard, dit M. Gé avec un mince sourire…
— Trop tard pour quoi ? demanda Jim.
— Tu vas le savoir, petit malheureux ‘ dit sa mère.
— Pourquoi malheureux ?
— Oh ! dit Mme Jonas exaspérée, tu m’as fait sauter une maille !… Il faut que je reprenne tout mon rang ! Un-deux-trois, un-deux-trois-quatre- cinq… Il vint s’agenouiller devant elle, lui demanda d’une voix tendre
— Qu’est-ce que tu tricotes, aujourd’hui ? C’est plus large qu’hier…
— Hier c’était une chaussette, aujourd’hui c’est un pull-over…
Il dit, désolé :
— Je saurai jamais ce que c’est, une chaussette, tu les finis jamais…
— Qu’est-ce qu’on en ferait ? On marche pieds nus… Je tricote parce qu’il faut bien que je m’occupe… Pas de cuisine, pas de vaisselle, pas de TV, pas de téléphone, pas de voisines !… Si je tricote pas je deviens folle !… Et je détricote parce que ça sert à rien… Avec 28 degrés tout le temps, on a moins envie d’un lainage que d’un courant d’air !…
«J’ai du bon tabac… » serina la musiquette du Distributeur, annonçant ainsi que Sainte-Anna allait livrer un poulet.
— Chic ! J’avais faim ! s’exclama Jim.
Il se dressa, sauta par-dessus la table basse chinoise et s’arrêta au ras du mur qui était en train de s’ouvrir comme un oeil d’oiseau, par le coulissement de deux paupières perpendiculaires.
Il s’ouvrait en rond, en carré ou en triangle, selon la forme et les dimensions de l’objet à livrer. Pour le poulet, la cavité était en coupole, avec une base horizontale, à cause du plateau. Pour une fraise, il ne s’ouvrait pas plus grand qu’une bouche. Mais il n’avait livré qu’une seule fraise, une seule fois, à la demande de Mme Jonas. Celle-ci n’avait jamais renouvelé sa demande : elle avait reçu une fraise en plastique. Le Distributeur ne délivrait pas d’autres nourritures que le café-au-lait-croissants et le poulet rôti.
Jim prit le plateau et le posa sur la table basse, devant son père. Sur le plateau se trouvait un plat d’argent et sur le plat un poulet fumant, doré, cuit à point, fleurant bon. À côté du plat, une petite pile de serviettes blanches. Quatre serviettes : M. Gé ne mangeait jamais.
— Il ne mange pas, ça prouve bien qu’il n’est pas comme nous !… disait Jim, avec un regard qui exprimait sa vénération.
— Ça prouve seulement qu’il aime pas le poulet ! répliquait Mme Jonas Le poulet, c’est bon pour nous ! Du poulet rôti, du poulet rôti, toujours du poulet rôti, chaque jour, tous les jours, jour après jour ! Il y a de quoi devenir chèvre ! Lui, dans sa chambre, il doit se faire distribuer du gigot ! du civet ! du saucisson ! des frites !
Elle en avait les larmes à la bouche.
— Qu’est-ce que c’est, des fr…
— Zut !
Son excitation retombait, elle ravalait sa salive. Elle finissait par oublier qu’avaient pu exister d’autres nourritures que du poulet rôti.
— Donne-moi une cuisse, j’ai faim, dit-elle en tendant une main vers Jim.
Il arracha une cuisse et la lui donna sur une serviette pliée. Il distribua les autres membres du volatile et jeta la carcasse, avec le plat et le plateau, dans le Trou.
Le Trou fit d’abord « Cling ! » puis « Glouf… ». Le cling était l’accusé de réception, et le glouf la déglutition. La digestion se faisait plus bas, dans les entrailles de Sainte-Anna.
On ne se mettait pas à table pour manger. Il n’y avait pas de repas. Les poulets rôtis arrivaient n’importe quand. Si on n’avait pas faim on les jetait au Trou. Si on avait faim on mangeait sur le pouce, et on jetait les os et la serviette. On pouvait aussi obtenir un poulet à tout moment, en appuyant sur le Petit Bouton. C’était un bouton à part, au-dessous du Bouton. Il ne servait que pour le poulet rôti.
Assise au bord du divan, Jif regardait d’un air dégoûté l’aile du poulet posée sur la serviette étalée sur ses cuisses nues. Elle se décida à la prendre, la porta à ses lèvres, eut un haut-le-coeur, la remit sur la serviette et s’essuya les doigts à son soutien- gorge.
— Tu es dégoûtante ! dit sa mère, avec cette habitude de t’essuyer à tes vêtements ! Tu as une serviette, non ? À quoi ça sert ?…
Elle ajouta, quelques secondes après :
— Tu manges pas ?…
— J’ai pas faim, dit Jif d’une voix plaintive. J’ai mon café au lait qui passe pas…
— Ça m’étonne pas, petite malheureuse !
— Pourquoi malheureuse ? demanda Jim.
— Toi, tu ferais mieux de te taire !…
Mme Jonas abandonna sur la moquette la cuisse entamée enveloppée dans la serviette, se leva, vint vers le divan, s’arrêta devant Jif et la regarda. Et Jif regardait sur ses genoux l’aile de poulet comme si c’eût été l’objet le plus répugnant qu’elle eût jamais vu. Elle l’enveloppa dans la serviette et la tendit à sa mère. Mme Jonas, hochant la tête, les jeta dans le Trou.
Cling, glouf.
Et Jif, écoeurée, continuait de regarder ses genoux maintenant découverts, et Mme Jonas, debout devant elle, continuait de la regarder avec étonnement, avec amour, et avec réprobation. Submergée par la tendresse elle s’assit à côté d’elle, lui prit la tête entre ses deux mains et l’embrassa.
— Mon petit oiseau, mon pauvre poussin !…
Elle renifla, s’essuya le coin d’un oeil.
Cling, glouf. M. Jonas venait de jeter l’os de la cuisse. C’étaient des poulets simplifiés, qui n’avaient qu’un os par membre.
Le Trou faisait face au Distributeur, dans le mur rond du salon. Il restait ouvert en permanence. Il avait à peu près les dimensions et l’apparence d’une fenêtre ouverte. Mais on ne voyait rien derrière, sauf la tenture de similicuir brunâtre, toujours propre et intacte, sur laquelle les objets qu’on jetait venaient buter, avant de tomber dans les profondeurs de Sainte-Anna.
Le Trou et le Distributeur constituaient les deux extrémités principales du Synthétiseur-Analyseur. En abrégé, M. Gé l’avait dénommé Synth-Ana. Et Mme Jonas en avait fait Sainte-Anna…
Il y avait, effectivement, quelque chose de miraculeux dans cet organisme qui réunissait les fonctions de cerveau, de poumon, de tube digestif, de créateur, qui non seulement digérait les débris et les reconvertissait, renouvelait l’air, donnait la lumière, mais fournissait aussi l’heure à l’horloge, l’eau à la fontaine, et tout ce qui, étant artificiel, pouvait être fabriqué. Ce que livrait le Distributeur avait parfois l’apparence d’un produit naturel. Mais seulement l’apparence. Son poulet rôti, par exemple, était effectivement rôti, mais pas poulet.
C’était, en fait, dissimulé sous le goût et la consistance du poulet rôti, un aliment complet comprenant tout ce qui était nécessaire à l’entretien d’êtres humains vivant en espace confiné, y compris les vitamines, les enzymes, les oligoéléments et les bactéries programmées. Sans une calorie de trop… Ce qui avait permis à Mme Jonas de rester svelte. Enfin presque.
Il eût été plus facile de livrer cet aliment sous forme de bouillie, de hachis ou de marmelade. Mais M. Gé avait jugé préférable de lui donner une apparence propre à ouvrir l’appétit.
— Il va falloir que nous parlions très sérieusement, dit-il. Mais nous allons d’abord fêter, avec un peu d’avance, un anniversaire. Horloge, quelle heure est-il ?
L’horloge s’alluma presque au sommet du plafond en coupole. Elle n’était jamais au même endroit. Elle se déplaçait du Distributeur au Trou en douze heures, invisible, sauf quand on l’interrogeait. Pour répondre, elle s’éclairait de jaune vif pendant les « heures de jour » et de blanc pâle pendant les « heures de nuit », où régnait dans l’Arche la pénombre bleue. Son cadran rond n’avait pas de chiffres ni d’aiguilles, mais un visage, en projection, parfois celui de la Vénus de Botticelli, ou d’un personnage de Durer ou de Jérôme Bosch. Sainte-Anna les choisissait selon ce qu’elle avait à dire.
Ce fut la Joconde, aimable, qui répondit à M. Gé :
— Il est exactement onze heures vingt-trois minutes, monsieur.
— Non, ce n’est pas cette heure-là que je veux connaître… Je veux l’heure totale, depuis l’instant où l’Arche s’est fermée…
— Bien, monsieur…
La Joconde disparut, remplacée par l’autoportrait de Vinci avec sa grande barbe, image même du temps serein et sans émotions. Il dit d’une voix de basse :
— Je ne garantis pas les secondes, mon ami, depuis que je ne reçois plus le top…
— Ça ne fait rien.
— Bon… Il est exactement quinze ans, neuf mois, quatre jours, quinze heures, trente-deux minutes. Quant aux secondes, je…
— Je sais, merci !… dit M. Gé.
Vinci s’éteignit.
— Oui, reprit M. Gé, dans un peu moins de trois mois, il y aura seize ans que nous entrions dans l’Arche, et que deux enfants entraient au monde… Par cette double intrusion, que les circonstances m’obligent à fêter avec un certain décalage de temps, l’Arche était transformée en une graine fécondée, appelée à germer et à faire de nouveau s’épanouir la vie sur la Terre. Mais cette germination vient d’être remise en question par le comportement de deux innocents, comportement combien naturel, et que je n’ai pourtant pas su prévoir…
— Ça, dit Mme Jonas, je voudrais bien en être sûre !…
M. Gé avait l’habitude des remarques acides de Mme Jonas. Quand elle avait appris la situation, après son accouchement, elle lui avait d’abord été éperdument reconnaissante, puis, souffrant de sa claustration, c’était à lui qu’elle s’en était prise, le rendant responsable de tout, de la situation générale et des mille petits ennuis de leur vie de reclus.
— Quels innocents ? demanda Jim.
— Vous… Jif et vous… Vous deux…
— Qu’est-ce qu’on a fait ?
— Ce que vous faites tous les jours au-dessus du lion et de la gazelle…
— Oh ! dit Jif retrouvant son sourire, c’est agréaaable !…
— Certainement, dit M. Gé.
— Petite malheureuse ! cria Mme Jonas. Avec ton frère !… C’est affreux !…
Elle se mit à sangloter et se laissa tomber dans le fauteuil jaune, son visage dans ses mains. Jim et Jif la regardaient avec étonnement. Son mari vint s’asseoir sur le bras du fauteuil et lui parla doucement.
— Calme-toi, ma chérie… Réfléchis un peu…
— Réfléchissez madame Jonas, dit M. Gé. Examinez clairement la situation : vos deux enfants vont se trouver bientôt à l’extérieur, seuls au monde, avec la mission de repeupler la Terre…
— Oh là là ! dit Mme Jonas.
— Comment voulez-vous qu’ils s’y prennent ? Comment croyez-vous qu’ont fait les enfants d’Adam et Ève ? ils ont bien été obligés de se « connaître », comme dit la Bible, entre frères et soeurs, pour donner naissance au genre humain…
— Vous croyez ?
— Bien sûr, ma chérie, dit doucement M. Jonas.
— C’est évident, dit M. Gé.
— Et nos petits vont faire comme eux ?
— Ils y seront bien obligés… Ils ne trouveront pas d’autres partenaires…
— Ça a pas l’air de leur peser, comme obligation !… gronda Mme Jonas.
Elle s’essuya le nez et les yeux au mouchoir de son mari, et se tourna vers ses enfants, s’efforçant de les voir d’un oeil nouveau.
Ils étaient assis côte à côte au bord du divan, elle blonde, lui châtain, comme deux nuances de la même lumière, minces, pas encore tout à fait achevés, en plein élan vers leur forme parfaite, très innocents et très beaux. Les yeux grands ouverts, ils regardaient et écoutaient les adultes avec un peu d’étonnement et d’inquiétude, essayant de trouver un sens à ce dialogue qui les concernait et auquel ils ne comprenaient rien. Jif se sentit envahie par un malaise qui la fit frissonner. Elle se rapprocha de Jim et se blottit contre lui. Jim étendit son bras et le posa autour des épaules de sa soeur. Mme Jonas poussa un gémissement.
— Je m’y ferai jamais !…
— Mais si, dit M. Gé, vous vous y ferez… Quand nous retournerons là-haut vous aurez à faire face à des problèmes bien plus graves… Surtout si nous y retournons plus tôt que prévu…
Jim se leva d’un bond.
— Quand ?
— Bientôt, peut-être… C’est à vous tous de décider… J’ai déjà expliqué la situation à vos parents… Il faut maintenant que vous sachiez, vous deux, ce que vous avez déclenché. Puis, tous les quatre, vous prendrez la décision…
— C’est tout pris ! cria Jim. On sort demain ! Maintenant ! On sort ! On sort !…
Il se mit à sauter par-dessus les meubles, à cabrioler sur la moquette, il souleva sa mère hors de son fauteuil et la serra de toutes ses forces sur son coeur.
— On sort, maman ! On sort !…
— Aïe ! tu me fais mal ! Lâche-moi ! Que tu es brutal !… Qu’il est fort… Mon trésor…
Il s’arrêta devant M. Gé, et lui demanda, se retenant, par respect, de crier :
— On sort quand ?… Quand ?…
— On verra… Tenez… Pour l’instant, débarrassez-moi de ceci… C’est un cadeau pour votre anniversaire…
— Un cadeau ?…
M. Gé lui tendit un paquet qu’il tenait sous son bras, enveloppé de papier père Noël, et noué d’un large ruban frisé qui faisait un chou et des bouclettes.
— Oh ! merci ! Qu’est-ce que c’est ?
— Eh bien, regardez…
Jim prit le paquet et commença à essayer de dénouer le ruban sans le froisser.
— Que tu es bête ! dit Jif. Coupe-le !…
Elle l’avait regardé s’agiter avec une petite moue réprobatrice. On allait sortir, bon, bon, et après ? Ça ne valait pas la peine de sauter au plafond…
Elle ne se sentait vraiment pas bien. Elle se leva, la mine renfrognée, ôta son soutien-gorge taché, et le jeta dans le Trou.
Cling, glouf.
Elle vint vers le Distributeur pour s’en faire livrer un autre. Au moment où elle passait devant M. Gé, celui-ci doucement, dit son nom :
— Jif…
— Oui ?
— J’ai aussi un cadeau pour vous…
Elle s’arrêta et se tourna vers lui.
— Jif, gronda sa mère, va d’abord t’habiller !
— Oui, maman…
Elle vint au mur, devant le clavier qui y était encastré, tapa d’un geste habituel « vêtements Jif », appuya sur le Bouton, dégrafa son short de la veille et le fit glisser à ses pieds avec son slip, tandis que le Distributeur s’ouvrait, découvrant un petit sac de papier doré d’où elle tira un soutien-gorge couleur pêche, un short assorti et un slip d’un blanc de neige.
Elle s’habilla de neuf, enjamba ses vêtements abandonnés et revint vers M. Gé sans se hâter. L’idée d’un cadeau ne lui donnait aucun élan.
— Jif, cria sa mère, ce désordre ! Le Trou, c’est fait pour quoi ?
— Oui, maman, dit Jif.
Elle revint ramasser ses vêtements et le sac froissé, alla les jeter au Trou – cling, glouf retourna vers M. Gé, se planta devant lui et attendit. Ses courtes mèches blondes, lisses, plates, lui cachaient les oreilles et lui mangeaient le front, brillantes et souples comme de l’eau qui aurait eu la couleur du miel de tilleul. Sous leur frange irrégulière, ses yeux bleus regardaient M. Gé sans avidité ni impatience. Ils avaient la limpidité tranquille d’un lac de montagne qui reflète le ciel et ne demande rien de plus. Sa mère la rejoignit, plus curieuse qu’elle.
M. Gé sortait lentement sa main droite de la poche de sa veste blanche. Ses longs doigts pâles n’en finissaient pas d’apparaître. Quand vinrent les bouts de l’index et du majeur, ils tenaient, pincée entre eux, une mince chaîne d’or. Et au bout de la chaîne pendait une croix d’or d’une forme insolite : la partie supérieure de sa barre verticale était remplacée par une boucle évasée vers le haut. Le bijou avait environ sept centimètres de hauteur, il était à la fois massif et mince, élancé et stable, parfaitement équilibré dans sa forme et ses proportions.
— Oh ! que c’est beau !… dit Jif.
— Une croix égyptienne !… murmura Mme Jonas.
Elle était visiblement très ancienne. Le temps avait adouci ses arêtes et dépoli ses surfaces, devenues pareilles à un épiderme vivant, familier. On avait envie de le toucher…
Le visage de Jif s’était éclairé, ses yeux brillaient, elle souriait presque. Elle tendit la main…
— Non, dit M. Gé, tournez-vous…
Il lui boucla la chaîne derrière le cou. Elle était juste assez longue pour que la croix pendît au ras du soutien-gorge, entre les deux bonnets.
— C’est une croix ansée, dit-il, le plus ancien symbole de la vie et de la résurrection. Elle vous convient, puisque la vie va renaître sur la Terre par vous. Elle a plus de cinq mille ans. Elle a été portée par trois reines d’Égypte qui, comme vous, avaient épousé leur frère. Elle vous convient donc doublement…
Jif ne l’écoutait pas. Elle baissait la tête, et regardait la croix, dont elle ne voyait que l’extrémité. Elle la prit dans sa main et la souleva, pour la voir Elle dit à voix basse :
— Elle est chaude…
Elle se retourna brusquement et embrassa M. Gé sur les deux joues.
— Un La Fontaine ! cria la voix triomphante de Jim. Un La Fontaine !…
Il était venu à bout des noeuds et des boucles et, exultant, brandissait le contenu du paquet
Il courut vers sa mère pour lui montrer son cadeau sublime. Il en oubliait qu’on avait parlé de sortir.
— Un La Fontaine ! Regarde comme il est gros !…
— Tous les livres ne sont pas des La Fontaine, mon grand benêt… C’est un dictionnaire…
Elle avait reconnu au premier coup d’oeil un Petit Labrousse illustré, l’ami des écoliers et des familles – plus de familles, plus d’écoliers, plus de montagnes, plus de maisons, plus de poissons, plus de sardines, elles ont bouilli, non il ne fallait pas penser à tout ça, elle s’assit dans le fauteuil jaune, Jim s’accroupit à ses pieds.
— Et c’est un dictionnaire illustré ! Tu vas enfin voir des images !… Regarde Paris !.
À l’idée de revoir Paris, incapable de résister, elle se saisit du Labrousse et l’ouvrit nerveusement. Et tout de suite elle vit. à la place des illustrations, partout, il n’y avait que des rectangles blancs…
Écoeurée, elle jeta à M. Gé un regard chargé d’une telle fureur qu’il aurait dû le transformer à distance en un petit tas de cendres fumant et vénéneux.
— Oh !… Vous !…
M. Gé lui sourit…
Il dit à Jim, qui avait repris son livre :
— Vous pourrez y trouver la réponse à la plupart des questions que vous ne cessez de poser ou de vous poser. Les mots sont classés par ordre alphabétique. Vous connaissez votre alphabet ?
— A – beu – queu – deu – eu – feu – gueu – hache – i – jeu – kaleumeuneureuseuteu – uveu, doubleveu – ixe, îgrec, zeu.
Il avait débité fièrement, à toute vitesse.
— Vous avez oublié opékuère, dit M. Gé. Ça ne fait rien, cherchez caillou, par exemple. Vous avez demandé cent fois « Qu’est-ce que c’est, un caillou ? » Cherchez…
Jim, ravi, feuilleta le dictionnaire avec maladresse et hâte. Il parvint enfin au C.
— Caille-lait, caillette, caillot. Ah ! « Caillou : pierre de petite dimension… »
Il releva la tête, inquiet, demanda à sa mère :
— Qu’est-ce que c’est, une pierre ?
Mme Jonas haussa les épaules.
— Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? C’est un gros caillou.