Habituellement, c’était l’odeur du croissant croustillant qui réveillait Jif. Cette fois-ci ce fut une odeur différente. Elle l’identifia avant d’avoir ouvert les yeux. La rose…

Le parfum entrait par la porte toujours ouverte, en grandes bouffées rondes qui s’épanouissaient dans la pièce, coulaient vers Jif, se glissaient à l’intérieur d’elle à chaque inspiration, l’emplissant de paix et de douceur.

Elle resta quelques minutes à les respirer et à se détendre, dans un bien-être moelleux. Il lui semblait qu’elle ne pesait plus sur son lit, elle flottait, elle était légère et répandue, comme le parfum. Elle n’aurait jamais pensé qu’une rose, vivante ou morte, pût avoir une odeur aussi longue : la chambre de M. Gé se trouvait à l’opposé de la sienne, de l’autre côté du salon.

La faim lui redonna son poids… Elle s’assit et ouvrit le mur. Le plateau du petit déjeuner s’avança au-dessus de son lit, mais le bol était vide et, à la place du croissant, la petite assiette lui présenta un tortillon de pâte grisâtre qui colla au bout de son doigt quand elle la toucha.

Un gros chagrin l’envahit, un chagrin de petite fille à qui on refuse une sucette. Ce n’était pas seulement la gourmandise frustrée, c’était le plaisir perdu, le rite joyeux du matin tout à coup glacé.

Sa faim insatisfaite redoubla. Elle se leva et courut au salon : il y avait peut-être du poulet…

Elle trouva ses parents et Jim rassemblés devant le Distributeur. Personne n’avait reçu de déjeuner. M. Jonas hésitait à appuyer sur le Petit Bouton. Son fils et sa femme le pressaient de le faire. Ils avaient faim. Jif joignit sa voix aux leurs.

— Vas-y ! Appuie ! Qu’est-ce que tu attends ?

— Bon, dit M. Jonas, on verra bien…

Et il appuya.

Il y eut une sorte de frémissement derrière le mur, puis dès bruits bizarres qui ressemblaient à une voix aiguë coupée en petits morceaux. Brusquement, le mur s’ouvrit et une explosion de couleurs et de cris furieux en jaillit, frappa au visage M. Jonas, s’envola par-dessus les autres têtes, et se posa sur le petit bureau, qui grinça sous son poids.

— Un coq ! s’écria Mme Jonas.

C’était un coq vivant, énorme. Aussi gros qu’un veau. Et superbe.

Ahuri, effrayé, ne sachant ni ce qu’il était ni ce qu’était le réel autour de lui, né à l’instant, adulte sans passé, il regardait d’un oeil, puis de l’autre, la bizarrerie qui l’entourait.

Sous sa crête rouge en dents de scie dressées, sa tête était bleu roi à reflets verts, et le tour de ses yeux blanc. Il avait une collerette verte, un plastron feu, le ventre safran, le dos et les ailes noir moiré, et les longues plumes courbes de sa queue glorieuse composaient un bouquet jaillissant de toutes ces couleurs et de quelques autres.

— Monsieur Coq, soyez le bienvenu ! dit Jim, en s’avançant vers lui.

— Krroot ! dit le coq.

Le premier instinct qui s’éveilla en lui fut celui de la défense et de l’agressivité. Il vit de son oeil gauche quelque chose qui approchait, tourna la tête pour le regarder de son oeil droit, poussa son cri de guerre et fonça sur l’ennemi. Il avait des ailes, il croyait pouvoir s’en servir, il ne savait pas exactement comment, il était aussi lourd qu’une autruche, il tomba sur la table chinoise, écrasa la lampe dont l’ampoule explosa. Épouvanté, il rejaillit vers le plafond, cogna au passage la poignée rouge qui se mit à se balancer.

— Oh ! Seigneur ! dit M. Jonas, pourvu qu’il ne s’y accroche pas !

Mais il était déjà retombé, volait et courait en tous sens, se cognait aux murs, bousculait les meubles, criait, affolé de terreur et d’incohérence. Les Jonas couraient, à gauche, à droite, esquivaient pour l’éviter.

— C’est pas un coq, c’est un taureau ! cria Mme Jonas. Henri ! Il faut l’attraper !

— Comment ? demanda M. Jonas en sautant pardessus le fauteuil jaune.

— Je ne sais pas ! Va chercher quelque chose pour l’assommer ! Il y a de quoi manger pendant quinze jours !

— Monsieur Coq ! criait Jim, calmez-vous ! Monsieur Coq, nous ne vous voulons pas de mal ! Nous vous aimons bien !

Il était émerveillé par la vélocité de ce premier animal qu’il voyait se mouvoir. Mais pourquoi avait-il si peur qu’il ne parvenait pas à parler de façon cohérente ? Jif s’était jetée sous le divan et de temps en temps sortait sa tête pour voir, la rentrant précipitamment quand le tourbillon de plumes approchait.

Épuisé, le coq se percha sur le dos du fauteuil jaune, ouvrit le bec, tira la langue et se mit à haleter, l’air stupide.

— Monsieur Coq…

— Chut ! Tais-toi ! dit Mme Jonas. Ne l’excite pas. Henri, dépêche-toi !

M. Jonas se déplaça lentement jusqu’à la porte et, une fois dans le couloir, courut vers l’atelier. Marguerite dormait toujours, ses quatre têtes réunies au sommet de ses quatre cous joints. Une idée vint à M. Jonas.

— Marguerite ; tu dors, tu dors profondément…

— Oui mon Henri, je dors…

— Tu dors et tu m’obéis…

— Oui mon Henri, je t’obéis…

— Bien…, c’est bien… Marguerite, tu es une poule !

— Une poule ? Pourquoi une poule ?

— C’est comme ça ! Tu m’obéis, oui ou non ?

— Oui, je t’obéis… Je suis une poule…

— Parle-moi en poule…

— Crôt-crôt-crôt-crôt, firent les quatre têtes.

— Très bien. Tu es une belle poule, une gentille poule !… Au salon, il y a un coq qui t’attend, un très beau coq, tu vas aller le voir, tu l’appelleras, tendrement…

— Crôôôt… crôôôt…

— Très bien !… Il viendra vers toi, et quand il sera près de toi tu l’attrapes et tu lui tords le cou…

— Pourquoi ? Si c’est un beau coq ?

— Tu n’as pas à discuter, tu m’obéis ! Compris ?

— Oui, je t’obéis, mon Henri chéri… Crôôôt… crôôôt…

— Ça va, ça va… Maintenant, réveille-toi, et en avant ! Exécution !…

Les quatre cous se désentortillèrent et Marguerite fila vers la porte en poussant des cris gallinacés.

Toujours perché sur le fauteuil, le coq l’entendit arriver, ferma son bec, redressa la tête, se dressa sur ses orteils et poussa le premier cocorico de sa vie. Ce fut un bruit affreux, qui semblait sortir d’une trompette géante encombrée de gravier.

Marguerite le trouva sublime.

— Crôôôôt… crôôôôt ! fit-elle en entrant dans le salon.

Elle s’approcha, fsscht, fsscht, le pied gauche, le pied droit, puis s’arrêta. Crôôôt Crôôôt…

Le coq sauta à terre et vint vers elle, flambard, vaniteux, ne sachant pas quel instinct le poussait mais prêt à l’assouvir si faire se pouvait. C’était la première femelle qu’il voyait. Il la trouvait tout à fait splendide mais, mais… De quel côté ?…

Il lui tourna autour, s’arrêta et gratta la moquette de ses deux pattes.

— Krôô ! Krôô ! dit-il.

— Oui mon Henri, je t’obéis ! dit Marguerite.

Sa porte ventrale s’escamota, les deux pinces sortirent au bout des deux bras à ressort.

— Krôô ! Krôô ! dit le coq, ébouriffant ses plumes.

— Oh le beau chapeau ! dit la tête rouquine.

Les deux pinces se refermèrent ensemble sur la queue du coq et tirèrent d’un coup sec.

Le coq poussa un hurlement de freins de camion de trente tonnes qui va percuter un platane, jaillit vers la porte et sortit dans le couloir, poursuivi par la douleur de son croupion plumé et par toute la famille Jonas. Il rebondit d’un mur à l’autre, courut, vola, traversa la salle de gym, franchit la douche, cria plus fort, repartit plus vite, tomba dans un glissoir, et disparut. On entendit ses kok-korook-korook-korook s’affaiblir, puis on n’entendit plus rien.

— Eh bien, ta Marguerite, dit Mme Jonas, je la retiens !…

— C’est cette histoire de chapeau, dit M. Jonas. J’aurais dû lui faire un… Elle avait l’air résignée, mais ça lui restait sur le coeur. Elle est si sensible…

— Maman j’ai faim ! gémit Jif.

— Va t’habiller ! On va trouver de quoi manger…

Jif s’aperçut de nouveau qu’elle était nue, cacha ses seins avec ses mains et courut vers sa chambre

Jim hésita une seconde, puis se jeta dans le glissoir où avait disparu le coq.

— Monsieur Coq, attendez-moi !

— Attention, mon poussin ! cria sa mère. Ne l’approche pas ! Il va te faire du mal !

— J’y vais ! dit M. Jonas.

— Tu es aussi idiot que ton fils ! Qu’est-ce que tu veux lui faire avec tes mains nues, à ce bestiau ? Va d’abord te fabriquer une arme !

Une rose au paradis
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