Et les nouveau-nés devinrent des nourrissons, nourris aux seins de leur mère, un à gauche, un à droite, et alternativement vice-versa. Puis ils furent bébés avaleurs de bouillies fournies par le distributeur. Puis enfants adaptés au régime du poulet rôti.
Ils grandissaient dans l’Arche, ne connaissant rien d’autre que l’intérieur de l’Arche, et ne pouvant imaginer rien de plus. On ne construit un monde imaginaire qu’avec des matériaux pris dans le monde connu. L’imagination, c’est de la mémoire passée à la moulinette et reconstituée en puzzles différents. Un être humain qui aurait été élevé uniquement dans du rouge, derrière des vitres rouges, ne pourrait jamais imaginer le bleu. Et Jim et Jif, malgré tout ce que leur racontaient leurs parents, surtout leur mère, ne pouvaient se faire la moindre idée de ce qu’étaient l’extérieur, l’espace. L’Arche était leur univers, leur univers avait des dimensions précises, et une limite ronde : le mur dans lequel il était tout entier contenu.
— Qu’est-ce qu’il y a derrière le mur ? demandait Jim.
— De la terre, disait Mme Jonas.
— Qu’est-ce que c’est, de la terre ?
Et Mme Jonas ne savait que répondre. Il aurait fallu qu’elle pût lui en montrer une poignée, de l’humus bien gras, une motte d’un sillon, luisante encore du baiser de la charrue. Il n’y avait pas de terre dans l’Arche. Il y avait de la mousse et de l’herbe artificielles, des arbres en plastique, de l’eau fabriquée, des bêtes immobiles, des cloisons, et un mur de métal capitonné qui, pour les deux enfants, contenait tout ce qui existe. Le reste, ce que leur mère expliquait avec des mots vagues et des exclamations d’impatience, ce que leur père essayait de préciser avec des termes techniques, était du domaine du rêve, du mythe, de l’impossible.
Mme Jonas aurait voulu leur montrer, à l’appui de ses affirmations, des images, des gravures, des photos de l’extérieur. Il n’y en avait pas une seule dans l’Arche. M. Gé lui avait expliqué :
— Vous leur auriez donné une idée absolument fausse du monde qu’ils vont trouver quand nous ouvrirons l’Arche. Rien de ce que vous auriez pu leur montrer n’existe plus. Plus de villes, plus de paysages… Les immeubles ont été pulvérisés, les montagnes brisées, les fleuves éparpillés, l’eau vaporisée, et tout est devenu incandescent… Ce qu’ils vont trouver, c’est probablement une unique plaine de cendres, de tous les côtés, plus loin que tous les horizons… Ou de boue, si, comme il est probable, et comme je l’espère, il pleut… Seule la pluie peut permettre à la vie de repartir. Quelque part, peut-être, déjà, quelques graines enfouies, sauvegardées, auront germé. Peut-être trouveront-ils, dans le désert, un buisson, une fleur, un jeune arbre… C’est pourquoi j’ai mis ici la reproduction du cyprès et du saule pleureur…
C’était surtout pour elle-même que Mme Jonas racontait – Jif s’en lassait vite – sa vie évanouie et le monde effacé… Elle fermait les yeux et parlait, et revivait Paris, le métro, l’Auvergne, l’autogire, la Beauce, l’Océan, la cuisinière électrique, le ragoût d’agneau, les cerises…
Quand elle rouvrait les yeux, Jif n’était plus là, mais Jim, la bouche ouverte, écoutait, écoutait la pluie, les nuages, les voyages de l’autogire qui montait vers le ciel.
— Qu’est-ce que c’est, le ciel ?
Et Mme Jonas hochait la tête et reniflait, retenant ses larmes. Qu’est-ce que c’est, le ciel ? Trouvez donc les mots pour le dire…
Un matin – le matin c’était quand la lumière bleue s’éteignait et que la lumière blanche s’allumait – Jim, qui avait alors quatorze ans, accourut vers sa mère, tout excité :
— Oh ! maman, je sais comment c’est là-haut, à la Surface ! Je l’ai vue en rêve, cette nuit !…
— Oh ! mon chéri, dit Mme Jonas bouleversée, comment c’était, comme tu l’as vue ?
— Eh bien, j’étais là-haut, j’étais dehors, et le plafond était haut ! Tellement haut que j’aurais pas pu le toucher même si j’étais monté sur la table !
— Le plafond ? Quel plafond ?
— Le plafond du dehors !… Et le mur était loin, loin !… Au moins trois fois comme celui du salon !…
— Quel mur ?
— Le mur du dehors !…
— Dehors, il n’y a pas de mur ! Quand on est entre les murs, c’est qu’on est dedans ! Dehors y en a pas… Enfin, si, y en a… Mais pas partout… Et on peut passer à côté !…
— À côté ?
Jim ouvrait des yeux effarés.
— Bien sûr ! Sans quoi, où on irait ? Dans la campagne y en a pas du tout !
— Mais alors, qu’est-ce qu’il y a au bout ?
— Au bout de quoi ?
— Au bout !… Il y a toujours un mur, au bout !
— Dehors, y a pas de bout !…
Cette affirmation jeta Jim dans un tel désarroi que sa mère eut peur. Et quand elle relata la scène à son mari, elle lui dit sa crainte
— Quand nous allons sortir, et qu’ils ne verront pas de mur, et pas de bout, nos petits vont attraper le vertige ! Un vertige horizontal !…
Jim s’était repris et poursuivait le récit de son rêve :
— Le mur était loin, loin, et je courais pour y arriver, je courais, je courais, et tout à coup le soleil s’est éteint, et c’était la nuit…
Mme Jonas ne laissait pas passer une occasion de rectifier le vocabulaire des enfants. Elle dit :
— Le soleil ne s’éteint pas : il se couche…
— Il se couche ? Il se couche comment ? demanda Jim interloqué.
— Il se couche, c’est tout ! Le soleil se couche ! Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ?
— Mais tu m’as dit que c’était lumière !…
— Oui… Eh bien… Eh bien c’est une grande lumière qui se couche ! C’est simple, non ?
Jim n’insista pas. Quand il s’agissait de « là- haut », il se heurtait constamment à des mystères incompréhensibles. Et sa mère lui disait : « Tu verras… Tu verras quand tu y seras… C’est tout simple… Tu verras… »
Et à mesure que le temps passait il avait de plus en plus envie de voir. Le désir de sortir de l’Arche le soulevait. On lui répétait qu’il fallait qu’il patiente. On ouvrirait l’Arche quand il aurait vingt ans. Mais faute des changements visibles apportés par les saisons, il ne parvenait pas à bien comprendre ce qu’était une année, et à quoi correspondait ce qu’on appelait son âge. Quand la frénésie de sortir le prenait, il aurait voulu percer le plafond avec sa tête, devenir un outil qui s’enfoncerait en tournant dans le mur et dans ce qui était derrière, la « terre » inconnue, qui contenait des « cailloux », et qui le séparait des incroyables et merveilleuses promesses du dehors.
Alors il affirmait à sa mère :
— J’ai vingt ans, maman ! Je te jure que j’ai vingt ans ! Je le sais mieux que toi, quand même !…
Elle le serrait contre son coeur, l’embrassait.
— Patiente, mon poussin… Non tu n’as pas encore vingt ans mais ça viendra, va, ça viendra…
Avec des crayons de couleur sur du papier, M. Jonas essaya d’expliquer à son fils ce qu’étaient le Soleil, la Terre, les planètes… Mais quand Jim vit l’énorme rond jaune du soleil et le tout petit rond marron de la Terre il ne comprit pas comment ce gros machin pouvait se promener au plafond d’une petite boule.
Son père se rendit compte qu’il avait eu tort d’essayer de représenter l’exactitude scientifique, et qu’il était préférable de s’en tenir à l’exactitude apparente. Il traça une large courbe presque plate, représentant une portion du sol terrestre, et dessina au-dessus la petite lanterne jaune du soleil.
— Alors, finalement, le Soleil, demanda Jim, il est gros ou il est petit ?
— Il est très gros, mais on le voit petit parce qu’il est très loin…
Une fois de plus, Jim tomba dans un abîme de perplexité. Ses yeux ne connaissaient que la perspective rapprochée, ils n’avaient jamais vu rapetisser un objet ou un animal qui s’éloigne et son esprit ne pouvait pas concevoir que quelque chose pût changer de dimensions. Son père soupira et dit une fois de plus : « Tu verras… »
— On verra bien ! disait Jif.
Son insouciance n’était rien d’autre que le magnifique bon sens qui a toujours maintenu les femmes au contact de la réalité. Elle ne se posait pas de problème. Quand on y serait, on verrait…
Les hommes rêvent, se fabriquent des mondes idéaux et des dieux. Les femmes assurent la solidité et la continuité du réel.
Jif ne partageait pas non plus la vénération de son frère pour M. Gé. On leur avait toujours dit que c’était M. Gé qui avait fait construire l’Arche et tout ce qui était dedans, les meubles, les arbres, le Distributeur, le Trou, l’horloge, et Sainte-Anna dont ils allaient parfois, à travers les hublots de la machinerie, voir remuer les rouages extraordinairement compliqués, luisants et fumants.
Jif ne cherchait pas à en savoir plus long. Mais pour Jim, qui ne pouvait pas avoir la moindre idée de la façon dont cela avait été fabriqué en cent endroits différents, puis transporté et assemblé, ni du nombre et de la diversité des intelligences et de la main-d’oeuvre qui y avaient collaboré, c’était M. Gé qui avait tout fait lui-même, il ne savait pas comment, il ne pouvait pas se l’expliquer, mais il ne pouvait pas trouver d’autre explication :
Un jour, il demanda à sa mère :
— C’est M. Gé qui a fait le Dehors, et le Soleil ?
— Oh ! dit Mme Jonas indignée, il faut quand même pas le prendre pour le Bon Dieu !
— Qu’est-ce que c’est, le Bon Dieu ?
Mme Jonas resta bouche ouverte, puis reprit souffle et répondit :
— Ça, franchement, je peux pas te le dire…
Elle venait de se rendre compte, brusquement, que pour son fils, M. Gé, le Tout-Puissant, était effectivement Dieu, et le Dehors le paradis. Paradis merveilleux, inexplicable, inimaginable, qu’on lui avait promis, qu’il espérait de toutes ses forces et qu’il doutait parfois de jamais atteindre. Dieu charnel, présent, qu’il pouvait voir, entendre, interroger, et qu’il osait même parfois toucher, qui avait créé le monde et dont dépendait la vie de chacun. Dès cet instant, elle lutta, sans répit, pour détruire dans l’esprit de son fils cette hérésie grotesque. C’était pas pensable : M. Gé le Bon Dieu ! Elle ricanait… Mais qui a jamais pu détruire la foi d’un vrai croyant ? Surtout quand il a vraiment Dieu sous la main…