Mme Jonas avait été conduite par un car à La Défense. Guidée, poussée, aidée, portée, elle se trouva finalement engagée dans un escalier mécanique qui descendait vers les profondeurs du métro express.
Elle se sentait très lasse, malgré sa vaillance. En plus de sa propre fatigue, celle de ses compagnes l’avait peu à peu gagnée des pieds aux épaules comme une marée. Elle soupira. Son bon sens lui disait que toutes ces manifestations ne servaient qu’à exaspérer tout le monde, et à multiplier l’esprit d’agressivité contre lequel elles étaient organisées. Mais il fallait bien faire quelque chose, même l’inutile. Il valait mieux se conduire comme un troupeau de brebis que comme un tas de cailloux. Et qui sait ? Pourquoi pas ? Peut-être Quelqu’un, Là-haut, entendrait leurs bêlements et interviendrait…
Un optimisme greffé sur le terrible égoïsme des mères, et qu’absolument rien ne justifiait, lui inspirait la certitude que, d’ailleurs, quoi qu’il arrivât, il n’arriverait rien à ses enfants. Ni à Jonas ni à elle, car alors qui veillerait sur les petits ?
L’escalier la déposa en haut d’une batterie d’autres escaliers, entre les femmes enceintes qui la précédaient, qui la suivaient et qui l’encadraient.
Leur lente masse était peu à peu avalée par les escaliers du bas. Mme Jonas fut avalée à son tour. Elle tenait de la main gauche la rampe mobile, elle ne savait pas où étaient ses pieds, depuis plusieurs semaines il ne lui était plus possible de les voir. Par-dessus son ventre superbe, elle voyait arriver en bas de l’escalier la grande salle souterraine, plate, accablante, uniformément grise de murs et de plafond. Démesurée pour les jambes, étriquée pour les yeux, elle semblait construite en deux dimensions. La foule des femmes enceintes se déplaçait dans cet univers plat, venant d’un bord et se hâtant vers d’autres bords, comme une population de pucerons entre deux feuilles de papier gris.
Pour se réconforter, Mme Jonas regarda le tournesol imprimé sur sa robe rouge. Il la regarda de son grand oeil jaune et lui emplit les yeux de la joie du soleil. Perçant la rumeur et la vapeur de la foule, la voix des haut-parleurs de la salle plate se répercuta vingt fois des murs au plafond et parvint aux oreilles qu’elle voulait atteindre :
« On demande Mme Jonas au dispatching… On demande d’urgence Mme Jonas… Mme Jonas est priée de se présenter au dispatching… »
Le coeur de Mme Jonas fit un saut et continua de battre à grands coups au-dessus de ceux de ses enfants. Jonas ! Il avait dû arriver quelque chose à Jonas !
L’escalier roulait. Il ne restait plus que quelques marches avant le sol horizontal. Mme Jonas ne voyait pas ses pieds, ne voyait plus le tournesol, ne voyait qu’une brume jaune, bleue et grise. Elle se sentit très mal, une douleur violente lui serra tout à coup le ventre entre deux mains géantes. Elle cria. La voix creuse des haut-parleurs reprit :
« On demande Mme Jonas au dispatching… » Elle ne savait pas où était le dispatching, elle ne savait pas ce que c’était, le dispatching, elle avait envie de se coucher, de se coucher et de s’ouvrir, est-ce qu’on peu ! accoucher au dispatching ? La dernière marche la confia rudement au sol immobile. Elle dérapa et bascula en avant. Un homme vêtu d’une blouse blanche la rattrapa et l’empêcha de tomber. Il était très fort et très courtois. Il la conduisit au dispatching. C’était tout près. Il l’y fit entrer, et personne de ce monde ne la revit jamais.