Quelle journée, mon Dieu, quelle journée !…

Mais peut-on nommer cela une journée ? Quand il n’y a plus ni aube ni crépuscule, ni midi au milieu du ciel ?…

Il faut bien donner un nom aux tranches du temps qui passe… On ne peut tout de même pas s’exclamer : « Quelle tranche, mon Dieu, quelle tranche !… »

Mme Jonas s’assit au bord de la fontaine de pierre, après avoir un peu relevé, à deux mains, sa robe. Mais peut-on appeler ça une robe ? C’est une sorte de sac, tout droit, sans manches, avec deux trous pour les bras et un pour la tête. C’est vaste et ample, ça ne pèse rien, ça cache tout, et ça permet de mettre ce qu’on veut dessous, ou rien du tout.

Ça ne pose pas de problème, c’est juste ce qu’il faut pour la chaleur qu’il fait. Non, non il ne fait pas vraiment trop chaud. Mais il ne fait jamais froid. Parfois ça manque…

Robe ou sac, journée ou tranche, recevoir à son réveil une pareille nouvelle, il y a de quoi avoir l’esprit perturbé, et les habitudes bouleversées, si étroitement serrées soient-elles dans le corset inébranlable de l’Arche.

Un corset, elle n’en avait jamais porté, bien sûr, mais elle en avait vu l’image dans la reproduction d’un vieux catalogue, à côté des bottines à boutons et de la baignoire qu’on chauffe avec des bûches… Ça coince la taille, ça remonte l’estomac dans la bouche ; ça redresse ce qui aimerait se laisser aller, ça oblige… Il ne faut pas que ça craque…

Mais Mme Jonas se sentait prête à craquer et se répandre. Quand elle avait trouvé Jim tranquillement endormi sous le saule pleureur, elle avait failli crier, comme devant un loup. C’était son fils, pourtant, son fils chéri… Et où était Jif ? Elle ne l’avait pas encore vue… Ils allaient se retrouver tout à l’heure, tous, pour examiner ensemble la situation. Les enfants ne se doutaient de rien, bien entendu… Et pourtant, ce qu’ils avaient fait mettait en question leur vie ou leur mort, et celle de tout le monde. Tout simplement…

Oh mon Dieu quelle journée, mon Dieu !… Qu’allons-nous devenir ?…

Elle regardait Jim qui dormait comme si de rien n’était, à sa place favorite, sur l’herbe, sous le saule. Il était presque nu, comme d’habitude, ne portant que son vieux short de couleur cuir, qui devenait trop petit. Pourquoi ne le changeait-il pas ? Sa peau était couleur de miel, et ses cheveux couleur de châtaigne au soleil. Quel âge avait-il ? Quinze ans ? Seize ans ?… Déjà !…

Des oiseaux chantaient, la fontaine au bassin rond laissait couler par les bouches de ses trois dauphins de l’eau claire et fraîche qui chantait aussi.

Qu’il était beau, doré dans l’herbe verte… Pourquoi ne changeait-il pas son vieux short ? C’était facile, pourtant, il suffisait d’appuyer sur le Bouton… Elle, elle changeait toujours de robe pour le petit déjeuner. Elle ne donnait aucune indication avant d’appuyer sur le Bouton. Elle préférait avoir la surprise. La forme restait la même, mais la couleur était différente chaque fois, et le décor aussi. Au moins c’était un peu de nouveau, quand tout le reste était toujours pareil… Aujourd’hui, la robe était couleur prune, avec des mouettes blanches…

Le saule n’avait pas changé, depuis les années. Pas une feuille de plus, pas une de moins. Il était en plastique. L’herbe aussi. Et les chants des oiseaux étaient diffusés par les murs ocre et la voûte bleu ciel. Mais ils étaient aussi naturels que du naturel… Et une brise légère venait par moments faire onduler les longues branches de l’arbre. Et l’herbe et la mousse étaient fraîches et douces sous les pieds nus. Les pierres de la fontaine étaient en béton, mais l’eau était vraie…

Jim, lui, oui, lui, avait changé… Maintenant qu’elle savait, elle se rendait compte qu’il avait changé depuis quelques… Quelques quoi ? Il n’y a plus de mois, il n’y a plus d’années, le temps coule, coule, rien ne le marque à part la stupide pendule du salon, qui dit n’importe quoi…

Oh ! mon Jim, mon chéri, qu’est-ce que tu as fait ? Est-ce possible ? Toi…

Qu’il est beau… Quel âge a-t-il vraiment ? Je ne sais plus, comment pourrais-je savoir ? Il n’y a plus de calendrier, plus de nouvel an, plus d’anniversaire… Seize ans ?… Il a seize jours ! Il a seize secondes ! Il est mon petit, je viens de le faire…

Sous les branches tombantes du saule qui semblaient s’étirer vers lui avec l’envie de le toucher du bout de leurs feuilles, il était l’image même du repos heureux, couché sur le dos, tous ses muscles fins détendus comme ceux d’un chat, son visage tourné de profil, entouré par son bras droit, les doigts dans les boucles de ses cheveux…

Et de la distance où elle se trouvait, elle voyait la courbe de ses cils se dessiner sur le haut de sa joue. De qui tenait-il des cils pareils ? Et la couleur de ses cheveux ? Son père était blond, et elle rousse acajou… De quel ancêtre dans la nuit des temps tenait-il ce profil de dieu, ce nez droit en prolongement du front, au-dessus des lèvres parfaites ?… Et ces yeux qui n’en finissaient pas…

Elle avait vu une fois un visage semblable, pendant qu’elle était enceinte. Sur un dessin de Gustave Moreau. C’était celui de Nessus en train d’enlever Déjanire. Elle n’avait pu s’empêcher de souhaiter « Oh ! je voudrais que mon fils lui ressemble ! » Mais elle s’était vite reprise avec effroi : Nessus était un centaure ! Elle n’avait pas envie de faire un quadrupède… Mais peut-être était-il resté quelque chose de son souhait ? On dit bien qu’une femme enceinte qui a une envie de fraises risque de mettre au monde un nouveau-né taché de rouge…

Dieu merci, Jim n’était taché nulle part… Jif non plus… Elle les avait bien examinés à leur naissance. Leur peau était si douce…

Jim ouvrit les yeux, vit sa mère et sourit…

Ses yeux, comme ses cheveux, étaient marron avec un reflet d’or. Son regard était une lumière. Il donnait de la joie, et en gardait une source inépuisable. Mme Jonas ne pouvait le recevoir sur elle sans fondre de bonheur. Elle aimait sa fille aussi, bien sûr, mais son fils, c’était quelque chose de plus. Il en est ainsi pour bien des mères. C’est naturel.

Il se leva, léger, disponible en entier, d’un seul coup. Il s’éveillait toujours ainsi. En deux pas il fut près d’elle, la prit dans ses bras et lui baisa les joues, les lèvres, le nez, le front… Elle le repoussa, fâchée… Plus désolée, en vérité, que fâchée…

— Laisse-moi ! Comment oses-tu m’embrasser, après ce que tu as fait ?

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Mon Dieu, c’est vrai, gémit-elle, il ne sait même pas qu’il a fait le mal…

— J’ai fait mal ? À qui ? Je t’ai fait mal ? À toi ?…

— Tu n’as pas fait du mal, grand stupide garçon ? Tu as fait LE mal ! Mais tu ne sais pas ce que c’est…

— Si ! Je sais !…

Il se pinça le haut du bras gauche et tourna, fort. Il cria « aïe » puis se mit à rire. Il dit :

— C’est le mal…

Elle hocha la tête, attendrie jusqu’au fond de son coeur.

— Mon agneau !… Comment as-tu pu faire une chose pareille, toi qui es plus innocent que le coeur d’une rose ?…

Il devint grave, s’agenouilla devant elle, leva vers son visage son regard où brûlait le soleil de tous les amours, et lui demanda très doucement :

— Qu’est-ce que c’est, une rose ?…

Une rose au paradis
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