Frrr, frrr, un pied en avant, un pied en arrière, au milieu de l’Atelier, Marguerite faisait la ronde à elle seule, en chantant à quatre voix :
Ah ! mon beau chapeau
La tan-tire-lire-lire
Ah ! mon beau chapeau
La tan-tire-lire-lo !…
Avec un fil électrique, elle avait fabriqué pour sa tête rousse une couronne ornée des plus belles plumes du coq. Et comme il en restait, elle les avait plantées dans les coiffures de ses autres têtes. Elle tournait sur place, frrr, frrr, comme un manège multicolore, ses quatre visages regardant vers l’intérieur et ondulant au bout des quatre cous flexibles. À chaque mouvement, les plumes courbes mêlaient en froufroutant leurs couleurs irisées et flamboyantes. C’était un beau spectacle.
La tête rousse s’inclina hors du cercle, vers M. Jonas.
— Henri ! dis-moi que je suis belle !…
Frrr, ffirr…
Mais M. Jonas n’avait pas le temps de la regarder. Il venait de scier en biseau l’extrémité d’une tringle d’acier de deux mètres de long et finissait de l’affûter à la meule émeri. Il en essaya du doigt le tranchant. Un rasoir !…
— Avec ça, dit-il, je réussirai bien à l’embrocher, ton amoureux !
Il sortit de l’Atelier la lance en avant, comme un chevalier.
Il ne trouva plus personne près du glissoir : Mme Jonas, inquiète, était descendue pour empêcher Jim de faire des imprudences. M. Jonas se laissa glisser à son tour.
L’étage des bêtes était constitué de dix couches superposées de cases closes par des portes transparentes coulissantes. Les cent cases de chaque couche étaient desservies par cinq couloirs sud-nord et cinq est-ouest se coupant à angle droit, ce qui donnait vingt-cinq carrefours par couche, soit deux cent cinquante pour tout l’étage. Les couloirs aboutissaient, par une extrémité ou l’autre, à une des deux rampes hélicoïdales qui s’enroulaient de bas en haut comme un double pas de vis autour de l’étage et débouchaient à la surface de la couche supérieure. L’évacuation des bêtes réveillées pourrait donc se faire rapidement et sans obstacle. Dans certains couloirs, des plates-formes électriques, immobiles, attendaient d’être utilisées pour le transport des bêtes lourdes ou des poissons dans leur bac d’eau dégelée.
Et les dix couches communiquaient entre elles par un escalier et un glissoir à chaque couloir.
C’est dans ce labyrinthe que Jim cherchait le coq, Mme Jonas cherchait Jim et M. Jonas cherchait tout le monde.
Jim appelait :
— Monsieur Coq ! Répondez !…
Mme Jonas appelait :
— Jim, où es-tu ? Attends-moi !…
M. Jonas n’appelait pas, il se hâtait vers une voix, vers l’autre, l’écho les coupait en fragments, les renvoyait, les superposait et les répétait. Elles appelaient de tous les côtés. Arrivé au centre de la cinquième couche, appelé à gauche, à droite, devant, derrière, en haut, en bas, M. Jonas s’immobilisa et attendit, l’arme au pied.
Un hasard bienveillant fit arriver en même temps Jim et sa mère aux deux extrémités d’un couloir de la dixième couche. Ils se rejoignirent et cessèrent d’appeler. M. Jonas, n’entendant plus rien, se remit en marche.
Ils finirent par se trouver, mais ne trouvèrent pas le coq.
Revenue dans sa chambre, Jif avait essayé de manger le tortillon de pâte livré par le mur à la place du croissant. Mais il s’était desséché, il était dur comme du bois. Elle le rejeta avec dépit. Le mur ravala son plateau.
Elle retourna au salon, s’approcha du Distributeur, tendit la main vers le Petit Bouton, mais n’osa pas aller jusqu’au bout de son geste. Elle craignait de voir le mur s’ouvrir encore sur quelque monstre. Elle s’assit sur le sol, et attendit, espérant qu’elle allait entendre la petite musique et qu’un poulet rôti délicieux, merveilleux, allait arriver, et que tout allait recommencer, comme avant, quand on recevait à manger chaque fois qu’on le désirait, et même un peu plus…
Elle s’était de nouveau enveloppée dans son drap qui tombait en plis hiératiques autour de sa silhouette accroupie. Seules émergeaient de la toile fleurie sa tête blonde et ses deux mains serrées autour de sa croix. Immobile, son regard bleu fixé sur le mur clos, elle avait l’air d’une petite divinité orientale de la jeunesse et de l’espoir.
D’escalier en escalier, les trois chercheurs remontèrent bredouilles.
— Où c’est qu’elle a bien pu se cacher, cette foutue bête ? dit Mme Jonas.
— Elle ne s’est pas cachée, dit M. Jonas. Simplement, elle n’était pas en même temps que nous aux mêmes endroits que nous… Ce qu’il faut, c’est y aller tous les quatre, et prendre deux galeries à la fois par les deux bouts. De cette façon…
— Tais-toi !… Sens ! dit Mme Jonas. Sentez !…
Silencieux, ils humèrent : hush, hush, hush…
Le visage de Jim s’illumina. Il s’écria :
— La rose !…
— Oui…, soupira Mme Jonas.
— Alors, une rose, plus elle est morte, plus elle sent bon ? C’est pareil pour nous ?
— Pas précisément, dit Mme Jonas.
— Ce n’est pas normal, dit M. Jonas. Si on allait voir ?
Il était de plus en plus soucieux. Il n’osait pas faire remarquer aux siens que « le sixième », le perturbateur, était bel et bien là, en train de boire l’oxygène : un coq, ça respire… Pour l’instant, il respirait la part de M. Gé, mais il ne faudrait pas trop tarder à lui fermer le robinet.
En plus du coq, cette rose qui sentait comme toute une roseraie, le tracassait. Il suivit son nez, hush, hush… Jim le dépassa en courant, et s’arrêta pile au seuil de la chambre de M. Gé. Quand son père et sa mère le rejoignirent, il regardait à l’intérieur. Son visage exprimait la stupéfaction et la crainte :
— J’ai jamais vu ça…, dit à voix basse Mme Jonas.
Sur le précieux tapis chinois, la rose s’était réduite en fine poussière. Il ne restait d’elle qu’une silhouette gris pâle, délicate, presque sans épaisseur, avec tous ses détails bien dessinés, les dentelures des feuilles, une épine sur la tige en bas à gauche, une autre plus haut à droite, et le relief plat, esquissé, des pétales répandus…
Le parfum était plutôt moins fort qu’à la porte de l’ascenseur. Il semblait que la rose l’eût lancé vers eux comme un appel. Et Jim comprit.
— Je sais ce qu’elle veut, dit-il avec certitude. Elle veut rejoindre M. Gé…
Il entra dans la chambre, s’agenouilla, passa avec précaution ses deux mains sous le tapis, et se releva lentement en le tenant devant lui. Ses parents s’écartèrent pour le laisser sortir et lui emboîtèrent le pas. Il marchait avec gravité, ses avant-bras horizontaux soutenant la fragile relique gisante qu’il ne quittait pas des yeux. Derrière lui venaient Mme Jonas, un peu étourdie, effrayée, ne sachant pas pourquoi elle le suivait ainsi, puis M. Jonas qui cherchait, sans trouver, une explication rationnelle à la longue vie et à la subite réduction de la rose en sa poussière essentielle. Le parfum les enveloppait et les accompagnait.
Quand ils entrèrent au salon, Jif se dressa d’un bond pour crier famine, mais resta muette, la bouche mi-ouverte. Jim, sans la regarder, se dirigea vers le Trou, suivi de sa mère, puis de son père, puis de Jif qui ne pensait plus à sa faim.
Il s’arrêta face au Trou et s’agenouilla.
— Monsieur Gé, dit-il, nous vous rendons votre rose… Et nous vous demandons pardon. Ce que ma mère a fait, elle ne l’a pas fait par méchanceté, et elle ne l’a pas fait pour elle, mais pour nous sauver tous les quatre, et tous les enfants que j’ai faits à Jif et qu’elle porte dans son sein… Pardonnez-nous à tous, monsieur Gé, nous sommes très tristes de ne plus vous avoir avec nous… Voici votre rose…
Mme Jonas, bouleversée, était tombée à genoux et pleurait, une fois de plus. Et elle pensait « Pauvre innocent, mon bel innocent, mon coeur de rose… Qu’est-ce que j’ai à pleurer encore ? J’étais pas comme ça, c’est l’âge… Monsieur Gé, vous savez bien que je ne vous en voulais pas… J’espère que vous n’avez pas souffert… »
Jim se releva, engagea ses avant-bras dans le Trou et les écarta. Le tapis et la rose poussière basculèrent vers le noir.
Il y eut un petit cling et une grande, subite, bouffée de parfum, comme un éclair pour les narines. Puis l’odeur s’effaça et Jif retrouva son souci. Elle cria :
— Maman, j’ai faim !
— Je sais, je sais, ma biche, dit tristement Mme Jonas. Patiente un peu… Nous avons tous faim… On va redescendre aux bêtes, tu viendras avec nous, à quatre on finira par trouver cet imbécile de coq, ton père le tuera et tu auras à manger…
— Non ! cria Jim. Je vous en empêcherai ! Vous avez déjà tué M. Gé qui ne nous avait fait que du bien, et le premier animal vivant qui nous est donné, vous voulez aussi le tuer ! Mais vous êtes pires que la-peste-puisqu’il-faut-l’appeler-par-son-nom ! C’est pour le défendre, que je cherchais le coq, pas pour vous aider ! Je vous empêcherai de le tuer !
Mme Jonas soupira.
— C’est bien beau d’être gentil, mon poussin, mais il faut pas être idiot… Les coqs, on les a toujours tués, ils sont faits pour ça, même s’ils sont un peu durs, à la sauce au vin ça passe, mais il faut les cuire longtemps, on préfère les tuer quand ils sont encore poulets, mais coqs ou poulets, on les tue, tu entends ? On est bien obligé de les tuer pour les manger !…
Elle avait presque crié sa dernière phrase et Jim en fut un instant ébranlé. Mais il se raccrocha à ce qui était pour lui la réalité et l’évidence :
— On a toujours mangé, jusqu’à maintenant, et on n’a jamais tué ! C’est toi qui as commencé avec M. Gé ! C’est toi qui as tout détraqué !…
— C’est possible que j’aie eu tort de faire ce que j’ai fait, mais de toute façon ça n’aurait pas duré ! Quand nous serons là-haut, tout redeviendra normal, et ce qui est normal c’est qu’un poulet ne sort pas du mur tout rôti ! Pour être cuit, il faut d’abord qu’il soit cru ! Et vivant ! Et qu’on le tue ! Mets-toi bien ça dans la tête On tue le poulet, on tue le veau, on tue le mouton, on tue le boeuf, on tue le cochon, et on les mange ! C’est comme ça…
— C’est affreux, dit Jim. C’est horrible ! Moi je ne mangerai pas !…
— Tu mangeras pas pendant trois jours, et le quatrième tu auras un tel appétit que tu mangeras le poulet sans même le plumer !…
— Il ne faut pas être bouleversé. Jim, dit doucement M. Jonas en s’approchant de son fils qui tremblait. C’est malheureusement la loi de la nature : le vivant mange le vivant, pour vivre La mort entretient la vie. Même si tu étais une vache et que tu ne manges que de l’herbe, ce serait la même chose. Sur la terre, l’herbe est vivante. Elle n’est pas en plastique, comme ici. Et c’est la première chose que nous ferons pousser, pour nourrir la vache, qui sera la première bête que nous réveillerons. Et elle mangera la première herbe vivante du monde nouveau… Et un jour nous la mangerons…
— J’ai faim ! cria Jif. Au lieu de faire des discours, est-ce qu’on va enfin le tuer, ce poulet ?
— Voilà ! Ta soeur a compris, elle ! dit Mme Jonas. Allez, on y va !…
L’horloge s’éclaira.
C’était le visage de Jean Rostand.
— Vous allez manger, petite fille, dit-il. Sainte-Anna est parvenue au commencement du cycle et vous offre son chef-d’oeuvre… Voulez-vous le top ?
— Non ! dit Mme Jonas.
Jean Rostand s’éteignit. Et la musiquette du Distributeur retentit. « J’ai du bon tabac. » Elle avait retrouvé ses notes. Ce fut pour tous une musique céleste. Ils se tournèrent vers le mur, anxieux, le coeur battant. Et le mur s’ouvrit.
Sur le plateau d’argent était étalée une couche de paille, et sur la paille dorée éclatait la blancheur d’une chose aux formes courbes, exquises, parfaites.
— Un oeuf ! dit Mme Jonas, stupéfaite.
— Ça se mange ? demanda Jif.
— Bien sûr, ça se mange, mon trésor ! Il y a même de quoi manger pour tous !
Un gros oeuf… Aussi gros qu’un melon d’Espagne. Mme Jonas le prit avec délicatesse, à deux mains, les yeux brillants, le soupesa.
— Je vais le faire cuire à l’eau bouillante… Dans le creuset… Le roi des oeufs durs ! Il pèse au moins deux kilos !…