Terre s’ouvrit, Terre se fendit. Le roi Soleil, risquant son oeil au coin d’un nuage, vit monter vers lui un champignon de poussière et de flammes. Il en avait vu bien d’autres monter de partout, sur toute la Terre, des années auparavant. Mais, depuis, tout était si calme…

Dans l’Arche, le choc de l’explosion énorme déplaça les meubles et fut suivi d’un long grondement.

Jim ouvrit ses mains crispées sur la poignée, tomba et se reçut sur la pointe des pieds. D’un seul coup, tout était devenu différent : il respirait !

Il respirait un air tiède, normal, merveilleux, qui lui emplissait de joie les poumons et le coeur. Il respirait !… Il cria :

— Je respire !… Je respire !…

Il toussa, toussa et inspira de nouveau, s’emplit d’air jusqu’aux orteils.

M. Jonas respirait, glou-glou, à travers son nez obstrué de sang et d’eau, Mme Jonas respirait et ronflait. Jif ne gémissait plus.

M. Jonas, étendu sur le sol entre le petit bureau et le fauteuil, reprit connaissance et s’assit. Marguerite poussa des cris de joie par ses quatre têtes.

— Tiens-toi tranquille ! lui ordonna M. Jonas.

Il se moucha avec un coin de sa blouse trempée, respira à fond, goûta l’air avec sa langue, le mâcha, mia-mia-mia, écouta… Un ronronnement régulier avait succédé à l’explosion et au grondement. Un flot d’air tiède entrait par la porte du salon. Il sentait la poussière et l’huile chaude, mais il apportait toute sa ration d’oxygène, en bon brave air honnête, pas très pur, mais total.

— J’ai voulu faire sauter l’Arche ! dit Jim, montrant la poignée rouge qui pendait maintenant un peu plus bas, et de travers.

— Tu l’as ouverte !…, dit M. Jonas. L’Arche est ouverte !… Viens voir !…

Il se leva, toute sa vigueur revenue, barbouillé de sang, luisant de sueur et d’eau, et courut, suivi de Jim. Il savait où se trouvait la porte, cette porte qu’il n’avait pas su lui, comment ouvrir. Il arriva, un peu haletant, à la salle de la fontaine. Le mur du fond, et la portion du couloir extérieur qui lui correspondait s’étaient escamotés, donnant accès à une petite pièce rectangulaire capitonnée de soie jaune. Et M. Jonas reconnut, avec émotion, l’intérieur de l’ascenseur par lequel seize ans plus tôt, Lucie et lui étaient descendus dans l’Arche en compagnie de M. Gé. Dans son pot turquoise, le philodendron était toujours là, intact et identique. Du plastique, évidemment… Et les délicates couleurs du tapis de soie chinois, qui semblait le grand frère de celui de la chambre de M. Gé, luisaient doucement dans la lumière diffuse.

— L’ascenseur… Il est là !… L’ascenseur !…

Il parlait à voix basse. Il osait à peine y croire.

— Pour monter ?… Jusqu’en haut ? demanda Jim.

— Oui… oui…, dit M. Jonas dans un souffle.

Jim se précipita à l’intérieur de la pièce jaune.

— Attention ! cria M. Jonas. Tu ne peux pas sortir comme ça ! Il faut t’habiller, il doit faire moins chaud, là-haut, peut-être froid ! Il faut te couvrir, te protéger les yeux et la peau, contre le soleil et peut-être contre les radiations !…

Mais Jim n’écoutait rien. Il cherchait fébrilement, sur la soie des trois murs, les boutons de commande comme il en existait dans les ascenseurs qui desservaient les étages inférieurs. Mais il n’en vit nulle part.

Il cria à son père qui était resté au-dehors, incapable d’avancer d’un pas de plus :

— Où sont les commandes ? Comment on fait ? Je veux monter !…

Il y eut un grésillement puis une voix tomba du plafond :

— Veuillez patienter. L’ascenseur est momentanément hors service. Les travaux de déblaiement et d’aménagement sont en cours. Une sonnerie retentira quand la cabine sera de nouveau en état de fonctionner.

Jim cria vers le plafond :

— Dans combien de temps ?… Ça va demander combien de temps ?…

La voix reprit :

— Veuillez patienter. L’ascenseur est momentanément hors service. Les travaux de déblaiement et d’aménagement… etc…

— Il faut patienter, et prendre des précautions, dit M. Jonas, en hochant la tête.

Revenu au salon, il commença d’expliquer à Jim, et à Jif et Lucie réveillées, ce qui avait dû se passer.

Mme Jonas l’interrompit en montrant la poignée rouge.

— M. Gé s’est moqué de nous, une fois de plus ! Il avait dit que c’était pour faire sauter l’Arche, pas pour l’ouvrir ! Si Jim avait pas eu le courage de vouloir nous faire mourir, nous serions tous morts !

— Non, il ne nous a pas trompés, dit M. Jonas. Souvenons-nous de ce qu’il a dit, exactement : la poignée était destinée à faire sauter l’Arche, en cas de situation désespérée, s’il n’y avait pas possibilité d’ouvrir. Or il y avait possibilité d’ouvrir. Nous ne savions pas comment, mais c’était possible, et ce que nous ne savions pas, Sainte-Anna le savait. Quand Jim a tiré la poignée, Sainte-Anna a eu à choisir entre la destruction ou l’ouverture. L’ouverture c’est le risque des radiations, mais également la possibilité qu’il n’y en ait pas. Une chance sur deux, contre zéro chance avec la destruction. Naturellement, elle a choisi d’ouvrir…

— Mais l’explosion que j’ai entendue ? demanda Jim.

— Elle s’est produite en haut. Elle était prévue dans le programme d’ouverture, pour pulvériser les déblais, les gravats, les ruines, tout ce qui s’était accumulé à la surface, au-dessus de nous. Ce n’était pas la bombe U. Seulement une petite bombe H propre. Elle a dû tout souffler. Maintenant l’excavateur automatique finit le travail, puis les vingt et une portes vont s’ouvrir, et la cage de l’ascenseur, qui s’était repliée comme un télescope, se dépliera, et la cabine sonnera pour nous appeler… L’air que nous respirons maintenant est celui qui était enfermé dans les mille mètres de la cage d’ascenseur au- dessous des portes. Dès que celles-ci se seront ouvertes nous recevrons l’air du dehors, et avec elles, peut-être, les radiations… Tout n’est pas fini…

Mais tout avait été prévu. M. Jonas alla chercher dans l’Atelier les crèmes antisolaires, les vêtements antiradiation, les compteurs Geiger, les masques, les lunettes, tout le matériel qui attendait depuis seize ans dans un vaste placard. Il en fit la distribution et en expliqua l’utilisation. Il recommanda à chacun de bien mettre les sous-vêtements chauffants. Après être restés des années enfermés dans la température constante de 25 degrés, on risquait gros si on trouvait 15 ou même 20 à la surface. Et on trouverait peut-être moins de zéro…

— Mais on peut rien attraper, dit Mme Jonas. Tous les microbes ont été rôtis !

— Les microbes, dit M. Jonas, c’est nous qui les apporterons ! Nous en sommes pleins ! Le corps humain est un véritable pâté de microbes, une galantine, un clafoutis ! Nous en avons partout, dans l’intestin, dans le foie, dans la rate, dans le sang, dans la peau, dans les os, dans le crâne, dans la vessie, partout ! Et chacune de nos cellules est susceptible, si les conditions s’y prêtent, de se transformer en virus Tout ce petit monde grouillant vit avec nous et vit de nous, et nous ne pourrions pas vivre sans lui. Il se tient honnêtement à sa place, tranquille, tant que nous nous portons bien. Mais que nous nous affaiblissions, que nous mangions trop ou pas assez, que par imprudence, maladresse, négligence, ou accident, nous devenions dangereux ou sans intérêt pour l’avenir de l’espèce, alors joue le mécanisme automatique chargé de nous éliminer : une catégorie de microbes se déchaîne, se multiplie, occupe le terrain, et nous bouffe tout crus ! Pendant plus d’un siècle, après les découvertes d’un saint homme un peu simple nommé Pasteur, la médecine a cru que c’étaient les microbes qui faisaient la maladie, alors que c’est la maladie qui fait les microbes. Attends de prendre un coup de froid, là-haut où il n’y a plus un microbe, et tu verras ce que tes pneumocoques feront de tes poumons !…

— Ça serait quand même plus simple de savoir comment s’habiller, dit Mme Jonas, si on avait seulement une idée d’en quelle saison on est.

L’horloge s’alluma. Son visage était celui de l’Ange au Sourire, de la cathédrale, de Reims. On entendit une musique étrange, résonnante, joyeuse, aérienne, qui emplit la poitrine de Jim et lui gonfla le coeur.

— Les cloches ! dit Mme Jonas extasiée.

— Nous sommes le 21 avril, dit l’Ange. C’est le dimanche de Pâques, et il fait beau. Bonne fête !… Le mur leur offrit un poulet rôti, et un oeuf. En chocolat.

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