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Syrox

Le ver était familier avec l’obscurité.

Aveugle de naissance, dénué de conscience dans tous les sens du terme, il ignorait s’appeler syrox. Il n’avait pas non plus la moindre idée du chemin qu’il avait parcouru depuis son lieu d’origine. Sur sa planète natale, Monsolar, où son espèce était vénérée depuis des milliers d’années, il était traité comme un dieu et craint comme la peste. Ses poches en soie s’agglutinaient dans les hautes branches et hantaient les cauchemars des tribus locales.

Pendant des générations, les anciens et les prêtres avaient parlé du ver loup pâle qui vivait au fond de la jungle à voix basse et avec respect. Leur culture était empreinte des images sculptées et du chant plaintif d’une créature dont l’esprit se nourrissait des âmes de tous ceux qu’elle avait dévorés. Elles étaient piégées pour l’éternité dans leurs tourments et alimentaient sa faim insatiable.

Le ver connaissait la faim.

S’il inspirait la crainte chez tous ceux qui en avaient entendu parler, ses origines étaient méconnues pour la plupart. Chaque année, les larves écloses dans les cocons en soie se comptaient par milliards. En grandissant, elles tombaient des nids dans les rivières, les ruisseaux et les marécages de Monsolar. Elles étaient destinées à coloniser l’estomac et l’appareil digestif de tous ceux assez fous pour boire de l’eau non filtrée. La période de gestation était lente, elle prenait parfois des années, et le ver grandissait dans les intestins de son hôte.

C’était d’ailleurs dans le côlon d’un détenu oublié, un Monsolarien qui s’appelait Waleed Nagma, que le ver loup était arrivé sur Engrenage Sept, trois ans plus tôt. Nagma était mort dans des circonstances ordinaires, quelques secondes après le début de son tout premier match. La larve de syrox qui était en lui – et qui ne mesurait que quelques millimètres à l’époque – avait survécu. Elle avait absorbé la conscience de Nagma dans les instants qui avaient suivi sa mort. Il était donc devenu le tout premier locataire piégé dans l’esprit du Ver Loup.

Bientôt, il y en avait eu d’autres. Beaucoup d’autres. Des centaines.

Le Ver Loup s’était installé dans le pénitencier et grossissait grâce au sang des prisonniers décédés. Son esprit était devenu une véritable chambre des horreurs, une prison au sein de la prison, où tous les individus – intelligents ou non – qu’il avait avalés étaient condamnés à une éternité de souffrances. La créature avait elle-même pondu un nombre incalculable de larves, qui avaient grandi sur Engrenage Sept, même si aucune n’avait atteint la taille du syrox.

Toujours aussi aveugle que le jour où il avait éclos, il n’avait qu’une conscience très réduite de sa propre existence, les communications chez lui se limitaient à un vaste système de hurlements et d’agonie, sans cesse renouvelé. Dans les rares moments où il pensait, il pensait à lui-même au sens collectif – non pas en « je », mais en « nous » ; pas en « les miens », mais en « les nôtres ». Il ne dormait jamais, était agité en permanence et ne percevait que l’angoisse de ceux dont le sang lui permettait de se déplacer dans ces conduits et ces tunnels qui se reconfiguraient sans cesse.

Et la faim.

Une faim permanente et insatiable.