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La Décharge

La pile de débris était constituée de pièces de droïdes brûlées, de condenseurs à serpentin et de barres d’armature déformées, le tout compressé pour former un cube parfait. Artagan avait récupéré une dizaine de ces blocs un an plus tôt, alors qu’il traînait dans l’aile non terminée du sous-niveau de maintenance 3, celle que les détenus surnommaient la Décharge.

L’ancienne décharge d’Engrenage Sept n’était plus désormais qu’une cave industrielle à l’abandon. Ses coins d’ombre débordaient de presses à métaux, de machines à cisailler et de broyeurs de ferraille hors-service. L’air empestait le carbone composite et divers ferro-alliages. Les détenus venaient de temps en temps ici fouiller les débris, depuis qu’une rumeur affirmait que quelqu’un avait un jour trouvé un disrupteur de Baragwin dans un tas de métal fondu. L’histoire était probablement fausse, mais attirait tout de même les ferrailleurs amateurs.

Rien de tout cela n’expliquait en revanche pourquoi Artagan Truax avait amené son fils ici.

— Très bien, fit Artagan en regardant un bloc de métal compacté, puis en se retournant vers Eogan. Celui-ci maintenant.

— Ça ? s’étonna le garçon en jetant un coup d’œil au bloc. C’est trop lourd ! J’ai encore mal aux bras d’avoir soulevé tous ces poids !

— Les excuses ne sauveront pas ta peau, rétorqua sévèrement Artagan. Tu veux survivre dans cette prison ou pas ?

Eogan fit oui de la tête et ferma les yeux. Son torse nu était pâle et presque glabre. Il avait passé les dernières heures à poursuivre des rats sur des poutrelles métalliques surélevées, à les attaquer, les deux mains attachées derrière le dos. C’étaient de grosses créatures immondes, mais elles étaient rapides et les attraper exigeait une concentration et une détermination maximales.

Il s’était ensuite entraîné à boxer, à cogner du pied, à parer, à décocher des crochets, à soulever, à tirer. Artagan apprenait à son fils les différentes prises, les clés et les attaques qui pourraient faire la différence dans un combat au corps à corps.

Sur Engrenage Sept, aucune règle n’avait cours. La pitié n’existait pas. On ne faisait jamais de quartier. Au bout d’une matinée d’entraînement, la lèvre supérieure et le front d’Eogan ruisselaient de sueur. Des mèches de ses cheveux brun-roux collaient à sa peau.

— Maintenant ?

— Dès que tu es prêt.

Eogan s’inclina, pencha la tête en arrière et attrapa la barre transversale improvisée que son père avait glissée dans le bloc. Artagan attendit que son fils teste la barre pour s’assurer que le poids était bien équilibré, puis regarda ses traits se tendre en anticipation de la levée.

— Mets-toi en dessous.

— Combien ?

— Commence avec un.

Le garçon ferma les paupières et poussa. Des muscles saillirent de ses épaules, sa poitrine, son abdomen. Il força sur ses biceps et tendit les bras jusqu’à ce que le tas de débris décolle du sol, au bout de ses bras. Il s’apprêtait a le redescendre quand Artagan prit la parole :

— Tiens-le en l’air, pendant que je compte.

Eogan ne protesta pas. Sa charge se mit à trembler. Il serra la mâchoire, luttant contre la gravité et l’épuisement à chaque seconde. Pendant ce temps, Artagan regardait, impassible, la faiblesse quitter le corps de son fils. Il ressentait le mélange habituel de profonde fierté et de consternation, en constatant à la fois combien le gamin travaillait dur et le peu d’importance que ça aurait, au final.

Eogan poussa un grognement.

— Père…

— Encore cinq secondes. Tu peux y arriver.

Le garçon rentra le menton. Son visage avait pris jusqu’à la racine des cheveux une teinte rouge foncé, presque prune. Des veines saillaient de ses tempes. Un gémissement involontaire s’échappa de sa gorge. Artagan entendit les débris s’entrechoquer à mesure que les bras de son fils tremblaient plus fort et menaçaient de tout lâcher.

— Je ne peux pas…

— Encore deux secondes. Une…

Il fit un signe de tête.

— C’est bon.

La charge tomba sur le sol avec un craquement mat et Eogan poussa un soupir de soulagement. Il s’assit en se massant les épaules, tremblant à cause de l’acide lactique accumulé dans ses muscles. Artagan lui jeta une serviette et attendit que le garçon s’essuie le visage, puis examine le cube, avant de reporter le regard sur son père. Son visage était pâle, la couleur avait disparu, mais il était visiblement content de lui.

— Combien ? demanda Eogan.

— Cent vingt.

— Je n’ai jamais soulevé un tel poids !

— Tu m’as demandé une véritable épreuve, je t’en ai proposé une.

Il se pencha pour ébouriffer les cheveux suants de son fils, envahi par une tendresse qu’il s’autorisait rarement. Le seul contrepoids à cet amour était l’assurance que tout ça lui serait arraché trop tôt.

Il retira la main.

— Et maintenant, les cinquante-deux poings.

Eogan écarquilla les yeux.

— Père…

— Maintenant.

Le garçon adopta à regret la position, la nuque droite, le corps rigide, les bras levés. Un voile de désespoir descendait déjà sur son visage. L’attaque connue sous le nom de cinquante-deux poings comprenait un déluge d’assauts, rapides comme l’éclair, assénés en moins de cinq secondes. Elle exigeait un engagement total pour détruire l’adversaire. Exécutée correctement, elle pouvait tuer un homme trois fois plus grand et trois fois plus lourd qu’Eogan. En revanche, la moindre hésitation de celui qui la pratiquait le rendait vulnérable à toute forme de contre-attaque.

— Maintenant, annonça Artagan.

Le garçon se lança contre son père, balançant les bras à toute vitesse pour distribuer les coups de poing. Au début, le résultat semblait prometteur, mais, très vite, Artagan repéra une ouverture, s’y engouffra et projeta son fils au sol.

Eogan se retrouva sur le dos, cherchant à reprendre son souffle, les yeux brillants, les joues et le front en feu. Ce n’est qu’alors que sa colère monta, trop tard, impuissante.

Artagan ne prit pas la peine de dissimuler sa déception.

— Tu vas pleurer, c’est ça ? Tu connais la règle.

— Oui, père.

Le garçon hocha la tête avec véhémence en retenant ses larmes. Depuis le début, la règle était simple : pour chaque larme, une goutte de sang.

— Alors, lève-toi, lui ordonna Artagan en lui tendant la main, et nous essayerons à nouveau.

— Oui, père.

— Tout ça pour quoi ?

La voix avait surgi de l’autre bout de la pièce et résonnait sur les surfaces métalliques qui les entouraient.

— Un match ? Deux, s’il a de la chance ?

Le père et le fils se retournèrent vers le gardien qui apparut à côté d’une énorme presse à briquettes. Voystock s’approcha du bloc de débris et donna un coup de pied pour le tester, avant de reporter toute son attention sur Artagan et Eogan.

— Tu perds ton temps, gamin, tu le sais, non ?

— Je m’entraîne.

— Pour quoi ? Un aller simple vers le four de crémation ?

— C’est…

Un rictus amer déforma le visage d’Eogan.

— Que savez-vous de la force et de la discipline ? fit Eogan.

— La force et la discipline, hein ?

Avec un sourire ironique, Voystock passa les pouces dans sa ceinture et prit du recul.

— Ça me plaît, ça. Rappelle-moi de le faire graver sur la tombe de ton père, pour inspirer les autres.

— Mon père pourrait mettre un homme comme vous en pièces sans effort.

Le sourire du gardien s’effaça un peu.

— Laisse tomber, junior, je ne me bats pas contre les vieillards.

— Il a été détenteur du titre de Blasko pendant trois saisons consécutives, insista Eogan en s’avançant vers lui. Vous le saviez ? Si vous n’aviez pas cet interrupteur à la hanche, vous ne tiendriez pas cinq secondes contre lui.

— N’exagère pas, gamin. N’oublie pas à qui tu t’adresses.

— Je suis presque prêt. Dis-lui, père.

— C’est ça, ricana Voystock, dont la patience était mise à rude épreuve. Gamin, tu ne tiendrais pas cinq secondes dans un combat. Même ton paternel le sait.

Il passa une main sur son menton mal rasé.

— Pourquoi crois-tu qu’il me paie pour aider deux moins que rien comme vous à s’évader ?

— De quoi parlez-vous ?

— Tu ne me crois pas ? Demande à ton père. Qu’est-ce que tu crois ? Que je suis venu ici respirer cette poussière de métal pour m’aérer les poumons ?

Le garçon se tut. Il regarda tour à tour Voystock et son père, puis demanda d’une voix presque inaudible :

— C’est vrai ?

— Eogan…

— Est-ce que c’est vrai ?

— Mon fils, nous mourrons tous les deux ici, si…

— Tu m’as dit que j’étais assez fort ! Tu m’as dit que j’étais prêt à me battre !

Artagan ferma les yeux. Ce serait plus difficile qu’il ne s’y attendait et bien plus douloureux. Il sortit les mains de ses poches pour que son fils voie comme elles tremblaient fort.

— Mon fils, tout est fini pour nous ici.

— Ne dis pas ça, ce n’est pas vrai !

— Tu es déjà plus fort et plus rapide que moi, Eogan, mais tu n’es pas un tueur.

Le père calma sa main et la plaça sur l’épaule nue de son fils. Il sentit la tension qui s’était accumulée là, nouée par l’énergie de l’adolescent.

— Tu as de l’acier en toi, c’est vrai, mais aussi énormément de compassion. De gentillesse.

Il poussa un profond soupir résigné.

— Ce n’est pas un endroit pour un garçon comme toi.

Garçon. Ce simple mot sembla plus écrasant à Eogan que tous les poids qu’il avait soulevés jusqu’ici.

— Alors pourquoi m’as-tu amené ici ?

Artagan détourna le regard. C’était la seule question à laquelle il était incapable de répondre.

— C’était… une erreur.

— Une erreur ?

— J’ai mal calculé. J’ai misé mon salut sur un homme qui ne pouvait pas me l’apporter.

Il passa derrière son fils et se dirigea vers Voystock.

— Pouvez-vous nous faire entrer dans l’infirmerie ?

Voystock l’examina longuement.

— Quand ?

— Maintenant.

— Pourquoi cette urgence soudaine ?

— Je préférerais ne pas m’attarder ici plus longtemps que ce qui est absolument nécessaire.

Artagan se rendit compte qu’il serrait les poings et se força à les rouvrir. Ses ongles avaient laissé de petites demi-lunes rouges dans les lignes de sa paume.

— Oui ou non ? insista-t-il.

Le gardien soupira et hocha la tête en consultant le chrono à son poignet.

— Ouais, je peux interrompre le courant primaire et auxiliaire de l’infirmerie. Quand la maintenance constatera que le courant ne se rétablit pas dans le réseau, ils devront le redémarrer. Il faudra un quart d’heure pour remettre le serveur principal en route.

— Si vous coupez tout le courant, comment…

Voystock leva la main pour l’arrêter.

— À ce moment-là, notre protocole standard est de faire passer la surveillance par le GH-7, pour qu’ils obtiennent les images des photorécepteurs du droïde : c’est à ce moment-là que vous pourrez agir.

— D’accord.

— Ils verront vos visages, il faudra prendre des mesures.

— Ce n’est pas un problème, lui assura Artagan.

— Vous avez un quart d’heure. Si le droïde n’a pas désactivé les charges électrostatiques dans votre cœur au bout de ce laps de temps, je ne pourrai rien faire.

— Je comprends.

Voystock le regarda droit dans les yeux.

— C’est la stricte vérité. Vous serez seuls. Nous ne sommes pas amis. Ton fils et toi, vous ne serez plus que des cibles en mouvement, comme n’importe quels fugitifs. Je ne sais pas comment vous quitterez l’infirmerie et je m’en fiche. Si quelqu’un me demande si je vous ai vus, j’expliquerai tout.

— Allons-y, alors.

— Père, non !

Eogan fit volte-face. Sa colère et sa stupéfaction étaient dirigées contre Artagan, comme son père l’aurait voulu.

— Il nous tend un piège, tu ne le vois pas ? Il va te voler tes crédits et nous renvoyer dans nos cellules ! Il nous trahira à la prochaine occasion !

— Eogan, c’est notre seul espoir d’évasion. Et nous devons partir tout de suite.

— Je peux apprendre les cinquante-deux poings ! Il me faut plus de temps, c’est tout !

Artagan prit son fils dans ses bras. Le garçon se débattit, le repoussa. Il était plus fort qu’Artagan désormais et, dans d’autres circonstances, il aurait réussi à se dégager, mais ses bras étaient fatigués et ses muscles à bout de force d’avoir soulevé tant de poids.

Il finit par s’effondrer contre son père en le regardant avec une impuissance furieuse.

— C’est pour ça que tu m’as fait travailler aussi dur, pour que je ne puisse pas t’arrêter ?

— Nous arrêter, corrigea Artagan.

Il se tourna vers Voystock et l’examina en plissant les yeux.

— Vous êtes prêt ?

Voystock acquiesça d’un signe de tête.

— Je vous attends, allons-y.