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Un oiseau pour le chat

— C’est lui, murmura Eogan. C’est lui, non ?

L’homme appuyé contre le mur, les mains dans les poches, n’avait pas besoin de lever les yeux pour savoir de qui son fils parlait. Ça aurait été évident, même si le garçon n’avait pas passé la matinée à parler du nouveau champion, sans toucher à son petit déjeuner, et n’avait traîné près de la zone commune dans l’espoir d’apercevoir le nouveau venu à la peau rouge.

En y réfléchissant mieux, Artagan Truax réalisa que, depuis leur arrivée à Engrenage Sept, la principale préoccupation de son fils de seize ans avait tourné autour du champion du moment. Soit parce qu’il redoutait le jour où il devrait le combattre, soit parce qu’il l’idolâtrait de loin. Ou les deux.

Artagan ne leva toujours pas les yeux quand le nouveau détenu passa à vingt mètres d’eux.

— Oui, c’est lui, comme tu le sais très bien.

— On dit qu’il s’appelle Jagannath, que c’est un mercenaire et un tueur à gages recherché dans des dizaines de systèmes différents. On dit que ça veut dire…

— La Dent, compléta l’homme avec un hochement de tête, dérouté par l’enthousiasme de son fils. Oui, j’ai entendu la même chose.

— Tu crois que…

Eogan se tut pour essayer de formuler sa question d’une façon détachée.

— Je veux dire, supposons que je doive… si je devais l’affronter dans un match, si je continuais mon entraînement, tu crois que je pourrais jamais… ?

Artagan ne répondit pas tout de suite. Il n’aimait pas cacher la vérité à Eogan et avant qu’ils ne se retrouvent en prison, il s’était juré de toujours se montrer honnête avec lui. Il lui devait bien ça. Après l’avoir traîné d’un bout à l’autre de la galaxie, l’obligeant à rester à l’avant de la foule pour regarder Artagan essuyer coup après coup, soir après soir, dans une série interminable de combats dans des arènes et de bagarres dans des baies de chargement, il lui devait au moins la vérité.

Pourtant, il était incapable de l’énoncer.

Nous nous décevons sans cesse, pensa-t-il. C’est ce que nous faisons tous les jours.

Il ébouriffa les cheveux brun-roux du garçon.

— Tu es presque prêt. Encore un mois ou deux d’entraînement – attention, d’entraînement intensif, sans reculer quand ça devient difficile – devraient faire l’affaire.

Le visage d’Eogan s’illumina et il le tourna vers son père, ses yeux verts brillant d’espoir.

— C’est vrai ?

— Je n’en ai pas le moindre doute, lui assura Artagan avec un sourire qui se voulait rassurant.

Incapable de continuer la mascarade plus longtemps, il reporta son attention sur les détenus agglutinés tout autour d’eux.

— Descends m’attendre à la tôlerie. Tu vas chasser des rats aujourd’hui.

— À vos ordres, rétorqua Eogan avec un sourire. Je te retrouve là-bas.

Il se retourna et s’éloigna en se frayant un chemin parmi la foule de prisonniers. Artagan le regarda partir et son sourire s’effaça de son visage.

Je n’en doute pas un instant.

Pourtant, des doutes, il en avait. De toutes sortes.

Cela faisait déjà près d’un an qu’ils étaient arrivés ici, père et fils, arrêtés ensemble avec une poignée de contrebandiers et d’hommes de main minables. Ils avaient été jetés sans cérémonie dans ce bain purulent de sociopathes, de tueurs et de voleurs qu’était Engrenage Sept.

Tel était l’accord qu’Artagan Truax avait passé avec la face sombre de la galaxie.

Depuis son arrivée ici, il avait participé à cinq matchs au total. Il avait triomphé des trois premiers, provoquant la mort de façon rapide et délibérée. Il était toujours vif et costaud. Trente ans de combats lui avaient permis d’affûter ses réflexes. Il s’était vite débarrassé de ses adversaires et avait même joui d’un bref moment de gloire auprès des détenus.

En revanche, le quatrième match – contre un Kaleesh dont les défenses étaient affûtées comme des outils de dentiste – ne s’était pas aussi bien déroulé. Les pointes s’étaient enfoncées dans sa poitrine, lui transperçant un poumon. Par chance, Artagan avait réussi à arracher une défense et à s’en servir contre le Kaleesh. Il était sorti du combat blessé, mais, une fois de plus, victorieux.

Quant au cinquième combat…

Il avait failli le tuer.

Il affrontait un Klatooinien et avait réalisé tout de suite que ça ne se passerait pas bien. Au bout de deux minutes à peine, l’individu l’avait frappé si fort à la tempe qu’Artagan avait presque perdu connaissance. Il n’avait jamais ressenti une telle douleur et la perte de conscience était si tentante qu’il avait eu envie de céder, pour bénéficier d’une trêve, aussi brève fût-elle. Seule l’idée de laisser Eogan seul dans la prison, sans protection parmi les prédateurs, l’avait empêché de plonger dans l’obscurité. Il avait rassemblé toutes ses forces et était parvenu – de justesse – à tenir assez longtemps pour arracher la hache de guerre du Klatooinien et à la lui enfoncer dans le crâne.

Depuis lors, il n’avait plus participé à aucun match.

Hélas, le mal était fait. Le coup que le Klatooinien lui avait porté à la tempe avait couronné une carrière faite de blessures à la tête et de commotions cérébrales. Depuis lors, Artagan souffrait de migraines chroniques, de nausées et de suées nocturnes. Sa vue, qui avait toujours été son plus grand atout, si affûtée et claire qu’il avait déjà perçu dans les pupilles de son adversaire le reflet d’un piège qu’il lui tendait, s’était brouillée sur les contours. Parfois, quand il se réveillait, il apercevait des halos éblouissants de lumière opalescente, des auras associées au déclenchement de douleurs atroces. Il s’était mis à trembler légèrement et, deux mois plus tôt, il avait été victime d’une attaque. Heureusement, elle s’était produite alors qu’Eogan dormait déjà. Le garçon s’était retourné sur sa couchette et avait marmonné dans son sommeil. Artagan lui avait assuré que c’était juste un rêve. Après cela, il avait volé une cuillère au réfectoire et la serrait entre ses dents quand il dormait, pour ne pas se mordre la langue au cas où il subirait une nouvelle crise.

À présent, quand il se retrouvait parmi les détenus, il gardait les mains dans les poches de son uniforme pour masquer son tremblement. Il le cachait aussi à son fils, ignorant si Eogan s’était rendu compte de quoi que ce soit. Toute la force, la tranquillité et la confiance qui le faisaient triompher sur le ring avaient disparu. Certains matins, il voyait si flou qu’il aurait été incapable de se battre. À cinquante-cinq ans, il était devenu ce que les autres prisonniers appelaient un oiseau pour le chat, un ancien champion parvenu à la limite de ses capacités, attendant le combat qui serait inévitablement le dernier.

Celui qui le tuerait.

— J’ai entendu dire que tu me cherchais.

Artagan se tourna à moitié, les mains toujours enfoncées dans les poches avant de la tunique du pénitencier. Voystock, le vieux gardien grisonnant, se tenait juste derrière le grillage semi-opaque de fil de fer et de transparacier, le blaster à la main. Artagan ne savait pas depuis quand il était là. Il y avait tant de bruit dans l’espace central qu’il ne l’avait pas entendu approcher.

Le prisonnier s’appuya vers l’arrière sans quitter des yeux la foule de détenus qui passaient devant lui et répondit sans bouger les lèvres, juste assez fort pour être entendu :

— Merci d’être venu.

— Laisse tomber les formalités. Tu as quelque chose pour moi ou pas ?

Artagan sortit la main droite de sa poche pour révéler une corde en filament polymère, mince comme un doigt et enroulée avec soin. Il la glissa à travers le grillage dans la paume tendue du gardien. Voystock la saisit, la secoua et l’étendit devant lui d’un air furieux.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est l’objet dont nous avions parlé.

— Tu m’avais promis trente mille crédits, ricana Voystock. Tu m’avais dit que tu avais un compte en banque privé en orbite avec un solde auquel personne ne touchait…

— Regardez ce que je vous ai donné. Que voyez-vous ?

— Un morceau de corde. Un misérable fil que tu as arraché au poignet de ta chemise. Tu n’es qu’un ver de terre minable qui essaie d’échapper à un match.

Il jeta le filament sur le sol en permabéton sous ses bottes et tourna les talons pour repartir.

— Si tu me fais encore perdre mon temps comme ça, tu n’auras pas besoin d’attendre le prochain match pour que ton compte soit réglé. T’as compris, face de tauntaun ?

La tête d’Artagan commençait à lui faire mal à l’endroit habituel, derrière l’œil gauche.

— Attendez. Examinez au moins la corde, je vous en prie.

Voystock avait dû percevoir le désespoir dans sa voix, car il s’arrêta, se pencha pour ramasser le filament et l’étudia de près. La lumière des lampes encastrées brillait sur les nombreux petits nœuds du fil, aussi minuscules que la lueur qui se reflétait dans le regard méfiant du gardien.

— Il y a plus de six milliards de nœuds différents dans la galaxie, expliqua Artagan d’une voix calme et patiente. Chacun représente une déformation spécifique d’un cercle dans l’espace tridimensionnel et est aussi unique que les lettres de l’alphabet.

— Je suis censé y comprendre quelque chose ? grommela Voystock.

— Ce que vous avez dans la main s’appelle un khipu ou un nœud parlant. N’importe quel droïde avec le programme d’analyse le plus basique pourra déchiffrer l’intégrale de chaque nœud en moins de trente secondes. Vous obtiendrez un nombre de vingt et un chiffres.

— Comme un code ?

Artagan acquiesça.

— Les douze premiers chiffres de ce khipu représentent la référence du compte en orbite de Muunilinst, avec un solde de trente mille crédits. Les neuf derniers sont le mot de passe qui permet d’accéder à ces fonds. Vérifiez vous-même, conclut-il en levant les yeux vers Voystock.

— Des nœuds ? répéta le gardien d’un ton méprisant.

Il glissa malgré tout le filament dans sa poche.

— T’es aussi taré qu’un rat womp mutant, vieil homme.

Artagan esquissa un sourire.

— Vous n’êtes pas le premier à le remarquer.

— Imaginons que tu dises la vérité. Tu veux m’expliquer comment une crotte de mynock comme toi a mis la main sur une somme pareille ?

— Ce sont des gains que j’ai économisés en quinze années de combat.

— C’est impossible que t’aies gagné une somme pareille dans des combats d’arène.

— Je gardais ces crédits pour ma retraite. Je n’ai jamais imaginé que je la passerais ici, précisa Artagan en levant un sourcil broussailleux en direction de l’espace central et de ses occupants.

— Ta retraite, hein ? gloussa Voystock. T’as une drôle de façon de voir les choses, vieil homme.

— C’est peut-être un point commun entre vous et moi.

— Comment ça ?

— Nous passons tous les deux nos journées à arpenter cet enfer flottant. Nous ne sommes pas du même côté du grillage, c’est tout.

Voystock plissa les yeux d’un air mauvais.

La grande différence entre nous, c’est que je me balade pas avec une bombe dans le cœur, rétorqua-t-il en posant la main sur le boîtier à sa ceinture. Six chiffres et tu disparais pour toujours. T’as peut-être besoin qu’on te le rappelle.

Artagan le regarda les sourcils dressés.

— Attendez, si j’ai fait quoi que ce soit pour vous vexer…

— Tu sais que je ne suis même pas obligé de me justifier auprès de la directrice ? précisa Voystock en souriant presque. Il suffit que je dise que le détenu représentait une menace. Pas de commission d’enquête, pas de paperasse. Je ne suis même pas obligé de le dire. C’est ça que vaut ta vie. Où est ton gamin ? ajouta-t-il en se penchant vers Artagan.

La panique se lisait sur le visage du prisonnier.

— Non, attendez, qu’est-ce que vous faites ?

— Juste une petite démonstration, lui assura Voystock en encodant une série de chiffres sur la console du boîtier. Ton fils est le numéro 11033, n’est-ce pas ?

— Je vous en prie, ne…

Voystock haussa les épaules.

— Trop tard.

Il appuya sur la touche Enter.

Artagan ne bougea pas. À deux mètres à sa droite, un Vulptereen adossé au mur se raidit tout à coup, puis son visage orné de défenses s’affaissa. Ses genoux plièrent, il glissa le long de la paroi et s’effondra en tas sur le sol.

Les autres détenus jetèrent un œil dans sa direction avant de reprendre leurs activités. Un droïde Treadwell de classe cinq roula lentement dans un cliquetis de métal jusqu’au prisonnier 11033, accrocha ses manipulateurs aux chevilles du cadavre et le traîna derrière lui.

Voystock haussa à nouveau les épaules.

— Oups. Erreur d’encodage. La prochaine fois, je ferai attention à ne pas me tromper.

Le gardien reporta son attention sur le khipu et passa les doigts sur les nœuds.

— Y a intérêt à ce que ce truc soit vrai.

— Ça l’est.

Le crâne d’Artagan l’élançait tellement qu’il avait l’impression que ses yeux allaient sortir de ses orbites. Il aspirait plus que tout au silence et à l’obscurité d’un coin calme dans sa cellule. Heureusement, il était assez malin pour savoir que tout signe de faiblesse risquait de gâcher le peu de confiance qui régnait entre Voystock et lui.

— Si tu t’es foutu de ma gueule, insista Voystock, ça va mal finir pour toi ou pour ton fils. T’as compris, hein ?

Artagan se contenta de hocher la tête.

— Prenez-le.

Le gardien plissa les yeux.

— Et qu’est-ce que tu veux en échange ? Que je m’arrange pour que tu ne sois plus choisi pour un match ? Que je protège ton gamin ? D’après les rumeurs, tu l’entraînes dur, tu essaies de lui apprendre les cinquante-deux poings, tu le prépares pour son premier affrontement. Tu penses qu’il a vraiment une chance ?

Artagan inspira lentement entre ses dents. Quand il expira, il eut l’impression de relâcher quelque chose de profond et de sincère, qu’il aurait préféré garder pour lui.

— Non, admit-il dans un murmure. Ce n’est pas un combattant. Même un aveugle le verrait. Il est plutôt rapide et il s’améliore de jour en jour… mais ce n’est pas un tueur. Et ça, ça ne s’apprend pas.

Cela lui faisait mal d’admettre à haute voix les redoutables certitudes qu’il ruminait dans sa tête pendant ses nuits d’insomnie. D’un autre côté, c’était un soulagement.

— Et je sais que vous ne pouvez rien faire pour empêcher qu’on soit sélectionné pour un match, ajouta-t-il. C’est au-delà de votre sphère d’influence.

— Alors qu’est-ce que tu veux ? répéta Voystock, l’air énervé. Tu ne vas pas me dire que tu me confies tes économies sans raison ?

Artagan secoua la tête.

— Pas du tout.

— Alors qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux quelque chose de beaucoup plus gros. Je veux que tu nous aides à nous évader.