57
Boîte meurtrière
Tout allait pour le mieux, jusqu’à ce que les dragons kells se libèrent.
Au premier coup de feu, Sadiki n’avait pas perdu de temps à se poser des questions. Son expérience lui avait appris que ce qu’elle appelait « la seconde d’hébétude » – cet instant de choc où le cerveau humain refuse obstinément d’accepter l’évidence, même quand elle se déroule sous son nez – était fatale. Son instinct avait pris le dessus. Elle avait rampé sur les genoux et sur les coudes, tête baissée, et s’était immédiatement réfugiée derrière un des droïdes de levage au repos. Quand la première rafale avait déferlé sur le hangar, elle était déjà à l’abri. C’était le pire moment à passer.
— Bo shuda, directrice Blirr, appela Jabba par les haut-parleurs de l’holoprojecteur. Ohta mi marvalec fiz plesodoro.
Sadiki traduisit ses paroles sans effort et comprit le message. Bonjour, directrice Blirr. Montrez-moi votre joli visage.
Elle jeta un coup d’œil depuis sa cachette et aperçut son image, une projection stéréo plus grande que nature, portée sur une plate-forme à répulseurs, tirée par deux énormes dragons kells. Évidemment, Jabba n’aurait jamais pris le risque de venir ici en personne. Elle le supposait confortablement installé à bord de son yacht spatial, assez loin pour être hors de danger, mais assez près pour ne rien rater du spectacle.
Même si sa silhouette était imposante, l’arrivée du Hutt, virtuelle ou en chair et en os, n’était pas vraiment une surprise. Sadiki avait deviné ce qui se passait et pour quelle raison. Quand les tirs cessèrent, elle sortit de derrière le droïde de levage et se montra.
Les mains en l’air, elle s’approcha en contournant les cadavres des gardiens et des membres de l’équipe du hangar. Apparemment, les éventuels survivants avaient déjà quitté les lieux.
— Jabba, bienvenue sur Engrenage Sept. Si j’ai bien compris, nous avons provoqué votre colère.
Les Trandosiens et les Gamorréens pivotèrent pour pointer leurs blasters sur elle, mais l’holo de Jabba leur fit signe de baisser leurs armes.
La plate-forme sur laquelle était posé le projecteur trembla quand les dragons tirèrent sur leur laisse.
— Directrice Blirr, répondit Jabba dans sa langue, je pensais que nous étions amis.
— Hum…
Si elle voulait survivre aux cinq prochaines minutes, elle allait devoir faire comme si elle ne craignait rien. Elle jeta un œil aux carcasses fumantes de ses hommes qui gisaient sur le sol et haussa les épaules.
— Apparemment, non. Que me vaut le plaisir de cette visite ?
— Vous avez exécuté mes soldats.
— Alors, ça signifie que nous sommes quittes.
— Ceci n’était pas grand-chose, poursuivit gaiement Jabba, vous les avez laissés se faire dévorer par des détenus que vous montez les uns contre les autres juste pour le plaisir.
— C’était un moment sympa, vous ne trouvez pas ?
— Vous me connaissez bien.
Il gloussa et secoua la tête.
— Dans des circonstances normales, j’applaudirais ce genre de massacre, mais vous ne semblez pas comprendre les principes du respect.
— Respect ? répéta Sadiki en haussant un sourcil. Vous êtes venu m’enseigner les subtilités de la diplomatie ?
— Entre autres.
Elle fit un pas en avant, gardant les mains en l’air de façon ostensible.
— Désolée, Jabba, je n’avale pas ça. Vous m’avez dit explicitement que ce n’étaient pas vos hommes. Je vous ai offert de les récupérer et vous avez refusé.
Le Hutt plissa les yeux.
— Sadiki, Sadiki… Nous sommes des hommes d’affaires. Cessons de perdre du temps.
— Je vous en prie.
Elle s’aventura assez près pour examiner le contenu de la caisse dans laquelle le Trandosien se tenait debout, menaçant, le Westar toujours serré entre ses griffes. Aux pieds de la directrice, le corps d’un gardien se tortillait encore, une pique statique à la main, tandis que les derniers sursauts de vie l’abandonnaient.
— Dites-moi ce que vous voulez.
Jabba l’examina sous ses paupières ridées.
— Ce que je veux ?
— C’est ainsi que ça fonctionne, non ? Vous envoyez des gros bras pour m’intimider et j’accepte vos conditions pour les faire partir. Je répète donc ma question : que voulez-vous ?
— Votre jolie tête en trophée au mur de mon palais, où je pourrai l’admirer pour l’éternité, par exemple ?
Sadiki esquissa un sourire crispé.
— J’ai bien peur que ce point ne soit pas ouvert aux négociations.
— Quelle déception. Bon, et si vous m’offriez un repas rapide tant que je suis là ?
Elle regarda l’holovid d’un air perplexe.
— Un repas ?
— Oui, confirma Jabba en baissant les yeux vers les créatures attachées à l’avant de sa plate-forme. Pour mes petits animaux de compagnie.
Les dragons fondirent sur elle en bondissant par-dessus les cadavres, pendant que les hommes de la suite de Jabba s’écartaient pour les laisser passer.
Sadiki espérait avoir le temps et elle avait bien calculé. D’un geste rapide, elle arracha la pique que le gardien inanimé tenait encore entre ses doigts, pivota et la planta dans le cou du Trandosien. La pointe chargée d’électricité pénétra dans sa peau reptilienne, lui expédiant une décharge qui provoqua un arrêt cardiaque. Tandis que le courant crépitait dans le corps du Shan, elle arracha le Westar des mains du mercenaire, fit volte-face et tira plusieurs rafales dans la tête du premier dragon kell.
La créature, qui se trouvait à moins d’un mètre de Sadiki, reçut la particule chargée en énergie juste entre les deux yeux. L’impact lui pulvérisa les os de la voûte crânienne et fit frire son cerveau de lézard à l’intérieur de son crâne. Hélas, cela ne suffit pas à l’arrêter totalement. La bête glissa sur ses griffes, chavira sur le côté et, emportée par son élan, alla se fracasser contre la caisse où gisait le Trandosien. Le corps couvert d’écailles de l’animal atterrit aux pieds de Sadiki, encore frémissant.
N’oublie pas l’autre.
Elle pivota à nouveau, le doigt toujours sur la détente. Le second dragon la contourna avec un sifflement guttural. Elle se raidit, braqua le Westar sur lui et tira. Trop tard. En un éclair, le monstre se jeta sur elle et la renversa. Elle tenta de se dégager, replia les jambes… et sentit la mâchoire du gros lézard se refermer sur son mollet droit. Les dents déchirèrent la bottine en cuir de Sadiki, s’enfoncèrent dans sa chair, dans ses muscles et se rapprochèrent de son os.
Elle poussa un hurlement. Une douleur pire que tout ce qu’elle avait jamais ressenti envahit la partie inférieure de son corps. La souffrance était telle qu’elle faillit perdre connaissance. Elle arqua le dos et tâtonna pour repérer le Westar. Hélas, ses doigts avaient beau marteler le sol du hangar, l’arme avait disparu, elle ne la retrouverait jamais.
Quelque chose se détacha au bas de sa jambe avec un craquement sec et sa vision se dédoubla, puis se fit triple, tandis que des larmes coulaient de ses yeux.
— Tout doux, mon petit, gronda Jabba, prends ton temps.
Son rire creux – ce ho ho ho tonitruant associé à une mort imminente – parvint faiblement aux oreilles de Sadiki, par-delà la douleur insupportable.
— Vous voyez, directrice, j’aime affamer mes précieux dragons pour leur ouvrir l’appétit.
Sur l’holovid, Jabba frétillait et agitait la queue de plaisir. Le Hutt étendit les doigts sur sa grosse panse.
— Mais je les entraîne aussi à manger lentement pour que leur proie reste en vie le plus longtemps possible. Mon dragon va donc vous savourer sans précipitation.
Sadiki continua à se débattre en réprimant ses larmes. Elle contempla avec un mélange d’horreur et de stupéfaction le moignon qui avait remplacé son pied droit. L’extrémité avait disparu, complètement arrachée. Des morceaux de tibia et de péroné saillaient de sa jambe de pantalon en lambeaux. Juste au-dessus, le dragon kell, la tête et les dents maculées de rouge, les yeux pétillants d’appétit, la regardait avec convoitise. Tandis que le reptile approchait en reniflant, Sadiki sentit son souffle chaud, un relent toxique de bile et de viande avariée, qui se mêlait à l’odeur cuivrée du sang de la directrice.
Sa colère dissipa d’un coup le choc initial et elle sut ce qui lui restait à faire.
— 3D ?
Elle se retourna et fouilla le hangar des yeux jusqu’à repérer le droïde administratif, qui se tenait le long du mur du fond.
— 3D ?
Le droïde pointa ses photorécepteurs sur elle.
— Oui, directrice ?
— Lance immédiatement la reconfiguration de série 21.
— Bien, directrice.
— Jabba, cria Sadiki en luttant pour que sa voix ne tremble pas.
Depuis sa position inconfortable, alors que le dragon kell était encore penché sur elle, elle ne pouvait apercevoir le Hutt, mais elle savait qu’il était là.
— Jabba, vous m’entendez ?
— Bien sûr. Je ne raterais pour rien au monde le moment où vous implorez ma clémence…
Sadiki parvint à secouer la tête.
— Annulez tout, ordonna-t-elle les dents serrées. C’est votre seule chance. Dites à vos hommes de se rendre.
— Sinon ?
— Ils mourront tous ici. Je vous le jure.
— Vous le jurez ?
Jabba se carra dans son fauteuil et éclata d’un rire tonitruant qui secouait son énorme masse.
— Vous n’êtes pas en position de…
Elle ferma les yeux tandis que tout le hangar commençait à trembler, dans un fracas métallique assourdissant. Les engrenages du pénitencier initiaient ce qui serait sa configuration finale. Sadiki trouvait rassurantes ces secousses familières. Elles évoquaient les mouvements d’un mécanisme géant dont le seul objectif était de lui sauver la vie. Elle chassa de son esprit l’image du dragon, tenta d’oublier le sang qu’elle avait perdu, le choc, la douleur, elle étendit les mains le plus loin possible vers l’arrière. Une longue barre métallique était soudée dans le mur derrière elle et elle la saisit avant que les panneaux du sol ne s’ouvrent soudain sous ses pieds.
Le dragon tomba dans le trou en poussant un cri interminable.
Les yeux jaunes de Jabba s’écarquillèrent. Les Trandosiens et les Gamorréens reculèrent tandis que les énormes parois s’effondraient autour d’eux, que le plafond ployait et que tout le hangar se repliait sur lui-même, révélant de nouveaux trous de chaque côté du port d’amarrage du Purge. Sur sa plate-forme à répulseurs, l’expression du Hutt était passée du choc à l’indignation.
— Vous ne perdez rien pour attendre ! s’énerva Jabba en postillonnant, le visage gonflé par le mépris. Je vous ferai amener devant moi. Je dévorerai votre chair ! Je me baignerai dans votre sang !
Ses petits yeux jaunes lancèrent des éclairs et se posèrent sur le Gamorréen le plus près du port d’amarrage de la barge.
— Prévenez Scuppa ! Lâchez-les ! Lâchez-les tous !
L’holovid s’éteignit.
Autour d’eux, indifférent aux événements dont il était le théâtre, le hangar poursuivait sa reconfiguration. Le trou qui avait avalé le dragon kell mesurait maintenant cinq mètres de large. Il était trop vaste pour que les valets de Jabba le franchissent, mais Sadiki avait l’impression que cela ne les retiendrait pas longtemps.
— Directrice, fit une voix derrière elle.
Elle leva la tête. 3D se tenait au-dessus d’elle et lui agrippait le bras.
— Je suis là, laissez-moi vous aider.
Il se pencha en avant, son plastron s’ouvrit et il en sortit un outil de manipulation effilé équipé d’une seringue hypodermique maintenue par des pinces articulées.
— D’où… d’où est-ce que ça sort ?
— Vous l’avez personnellement fait installer lors de ma mise à jour initiale, il y a trois ans.
— Je ne m’en souviens pas.
— Aucune importance.
L’aiguille s’enfonça dans son bras et quelques instants plus tard, la douleur s’estompa. Le produit que le droïde lui avait injecté lui procurait une agréable sensation de détachement, comme si elle observait la scène de très loin.
— Il faut que nous vous sortions d’ici tout de suite.
— Ça va aller.
— Oui, vous finirez par vous remettre. Mais dans l’immédiat, vous avez besoin de soins médicaux.
Elle cessa de discuter, laissa le droïde la soulever et s’appuya contre lui. Les bras de 3D étaient étonnamment forts. Elle lui était reconnaissante, car les narcotiques avaient un effet rapide. Ils lui avaient déjà enlevé ce qui lui restait d’équilibre. Elle boitilla en direction du turbo-ascenseur.
— Par ici. J’ai déjà communiqué avec le GH-7. Il vous attend dans l’infirmerie.
Sadiki cligna des yeux pour tenter d’y voir clair. Le turbo-ascenseur était ouvert et l’attendait. Il y eut un grondement dans son dos, un coup de tonnerre qui n’avait rien à voir avec la reconfiguration des lieux.
Elle se retourna vers remplacement où se trouvait Jabba.
De l’autre côté du gouffre de cinq mètres de diamètre, des prisonniers venaient d’être libérés. C’était la trentaine de détenus qu’elle attendait initialement. Ils sortaient du port d’amarrage du Purge en poussant des cris enthousiastes, ravis de retrouver la liberté. Comme les hommes de Jabba, ils étaient incapables de franchir le trou dans le sol du hangar. Pas encore. Cet obstacle ne les empêcha pas de saisir des blasters et des armes de poing dans la caisse et d’ouvrir le feu dans toutes les directions.
Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour que cinq détenus n’arrachent la longue plate-forme d’amarrage du flanc de la barge et la traînent sur le sol pour former un pont par-dessus l’espace ouvert. La directrice réalisa avec stupéfaction que dans quelques minutes ils allaient se disperser dans le hangar et avoir accès à tous les autres niveaux de la prison.
Et ces nouveaux détenus n’avaient pas de charges électrostatiques implantées dans le cœur.
Tu perds le contrôle. Tout t’échappe.
— Non, marmonna-t-elle. Pas encore. Pas comme ça.
Mais une lourdeur s’était emparée d’elle et l’accablait. Elle était sur le point de perdre connaissance. Rapidement. Elle vit encore les prisonniers pousser la passerelle par-dessus le gouffre et sentit ses dernières pensées remonter à la surface, comme l’écho d’une voix au fond d’un puits.
Combien de gardiens me reste-t-il ? Trente ? Quarante tout au plus ?
Le droïde serra son bras plus fort.
— J’ai déjà activé toutes les alarmes d’urgence.
3D la souleva pour la porter.
— Des gardiens armés et des équipes de soutien sont en route. Ils vont rétablir la situation. Venez.
— Nous devons descendre… tout en bas… pour voir…
— Oui. Plus tard.
Elle hocha la tête, perdue dans son brouillard intérieur. Sa dernière étincelle de conscience la quittait. L’ultime image qu’elle aperçut, avant que ses paupières ne se ferment, fut le droïde de levage binaire derrière lequel elle s’était cachée, qui fonçait vers le trou. Il franchit le fossé d’une grande enjambée et se précipita sans hésiter vers la caisse d’armes. Il se pencha et, sans prêter la moindre attention à ce qui se passait autour de lui, en sortit une boîte noire de taille moyenne. Sadiki contempla la scène avec une fascination hébétée.
Une dernière question tournait dans son esprit.
Qu’est-ce qui se passe ici ?
Puis le noir prit le dessus sur tout le reste.