23
L’usine
Maul était assis sur le banc de sa cellule. L’écoutille était ouverte. Les autres détenus se promenaient dans l’espace central et tuaient le temps, attendant la sonnerie qui signalerait le prochain combat. Pour le moment, Maul préférait la solitude ou un isolement qui passait pour de la solitude. Il n’était pas encore complètement rétabli, il avait besoin de temps et de silence pour récupérer.
Il se pencha en avant, plaça sa main droite entre ses genoux et se souleva à l’aide d’un bras. Il maintint la position en comptant jusqu’à cinquante, puis se posa sur le banc avant de passer à l’autre bras. Il répéta l’exercice dix fois de chaque côté, puis il se hissa en l’air à l’aide des deux bras, les jambes tendues, le corps bien droit, jusqu’à ce que tous ses muscles tremblent sous l’effort. La sensation de brûlure n’était pas agréable, mais elle lui était familière et elle lui permettait d’évacuer la colère qui avait continué à s’accumuler en lui, depuis qu’il avait quitté le bureau de la directrice.
Il reprit place sur le banc, expira et secoua la tête pour se débarrasser de la transpiration. Même avec l’écoutille ouverte, il se sentait claustrophobe. La cellule semblait plus petite. Peut-être l’était-elle ? Les murs et les panneaux rétractables du plafond pouvaient être programmés pour ce genre d’ajustement subtil. Il n’aurait pas été surpris d’apprendre que Sadiki jouait avec ses perceptions. Il avait déjoué ses tentatives d’interrogatoire, mais c’était une maigre consolation. Il rêvait de lui arracher la tête à mains nues. Cela ne réglerait pourtant pas ses problèmes.
Je vais continuer à vous sélectionner pour des matchs.
Ils ne s’attendaient pas à être confrontés à un prisonnier de sa trempe. Elle lutterait jusqu’à ce qu’il meure ou qu’il lui avoue pour quelle raison il cherchait Radique. À en juger par le micro caché sous son bureau, elle n’était pas la seule à tenter d’obtenir cette information.
Ses pensées dérivèrent vers Artagan Truax et son fils. Ils devaient être sous haute surveillance suite à leur tentative d’évasion et donc momentanément inaccessibles. Mais Maul savait qu’avec un peu de patience, une opportunité se présenterait. Il se remémora ce que lui avait chuchoté le vieil homme.
Eogan sait. Tout.
Si c’était effectivement le cas…
Il y eut un mouvement à l’extérieur de la cellule.
Le Zabrak se mit debout d’un bond et, en moins d’une seconde, rejoignit l’écoutille. Ce n’était pas un détenu qui l’attendait.
Un faucon griffu posé dans le couloir le fixait de ses yeux noirs : c’était l’oiseau qu’il avait repéré dans les tunnels.
Il tenait quelque chose dans son bec.
Un morceau d’os.
— Qu’est-ce que tu fiches là ? l’interrogea Maul.
La créature laissa échapper un croassement plaintif et aigu, étendit ses ailes et s’envola.
Sans trop savoir pourquoi, Maul le suivit.
Il courut le long du couloir, passant parfois devant un détenu qui traînait à l’entrée de sa cellule. Il traversa de vastes étendues sans jamais perdre l’oiseau de vue. Les murs défilaient. Il sauta par-dessus une barrière, franchit un tas de débris au bout d’un passage et repoussa deux prisonniers sans ralentir.
Le faucon griffu se mit à voler plus vite. Il monta vers le plafond, tourna à gauche et disparut dans un conduit de ventilation.
Maul prit son élan et sauta pour le suivre. Il fit une chute de dix mètres dans le conduit et se remit à courir dès que ses pieds touchèrent le sol. Ses yeux s’ajustèrent immédiatement à l’obscurité et il reprit sa poursuite à travers un labyrinthe de droïdes utilitaires et d’embranchements qui partaient dans une demi-douzaine de directions. Il ne voyait plus le rapace, mais l’entendait encore devant lui. Ses battements d’ailes trahissaient sa position.
Il sprinta, bondit par-dessus une plate-forme inachevée, atterrit de l’autre côté et traversa la passerelle qui la reliait à un réseau de câbles de soutien. Maul attrapa les câbles, se hissa à bout de bras vers sa destination, franchit une écoutille et se retrouva dans un vaste espace.
L’oiseau s’était posé sur un morceau de conduit électrique au sommet d’un amas de débris entrelacés, où l’on distinguait des câbles métalliques, des fils électriques, des pièces de circuits et de nombreux autres détritus. Il devait s’agir de son nid. La créature semblait examiner Maul avec admiration, le petit morceau d’os toujours serré dans son bec.
Maul lui lança un regard noir.
Qu’est-ce que tu fabriques ici, oiseau ?
Il observa l’espace où cette poursuite l’avait mené. Cet endroit était appelé l’usine. C’était un niveau inachevé, sous la tôlerie. Le Zabrak passa un moment à étudier les supports métalliques du plafond et le sol en duracier qui ressemblait à une prairie métallique.
Le mot usine était à entendre au sens large. La production n’avait jamais démarré. Une fois l’équipement installé, tout s’était arrêté. Des tapis roulants et des étagères à palettes vides attendaient en vain la marchandise. Des objectifs en verre fumé étaient suspendus au plafond. Encore des caméras de surveillance. Des yeux partout…
Maul passa devant ces caméras sans leur jeter un regard. Le froid de l’espace semblait proche, il frôlait la coque de la station spatiale et Maul sentait la gravité artificielle s’intensifier, sans doute à cause de générateurs de champ mal calibrés que personne n’avait pris la peine de régler. Comme presque tout Engrenage Sept, cet endroit manquait de cohérence, comme s’il avait été construit à la hâte. Seules les caméras, silencieuses et omniprésentes, semblaient fonctionner correctement. Des gardiens surveillaient ce lieu comme tous les autres, en permanence.
Maul fit encore quelques pas et s’arrêta net.
La structure qui lui faisait face – on aurait pu la qualifier de sculpture – était entièrement construite à partir d’ossements. Elle avait la même taille que lui, mais résultait de l’entassement étrange de côtes, de crânes et de phalanges, humains et non humains.
Ce n’était pas la seule installation du genre. En regardant plus loin, Maul remarqua que cette partie de l’usine était une véritable forêt de sculptures osseuses. Certaines étaient suspendues au plafond, d’autres accrochées aux murs. Même si l’esthétique laissait Maul parfaitement indifférent, il ne pouvait s’empêcher de trouver ces édifices fascinants. Indépendamment des horreurs qui se produisaient dans les profondeurs d’Engrenage Sept, quelqu’un ou quelque chose créait ici une nouvelle horreur que la galaxie elle-même n’avait jamais osé imaginer dans ses pires cauchemars. Ces atrocités éveillaient une partie de lui dont il ignorait l’existence. Il repensa à l’os dans le bec du faucon griffu et comprit pourquoi il l’avait suivi jusqu’ici. Le rapace l’avait guidé vers celui qui fabriquait ces structures.
C’est alors qu’il entendit un bourdonnement de servomoteurs derrière lui. Le son était reconnaissable entre mille : c’étaient les chenilles d’un droïde.
Maul fit volte-face. Un petit droïde de maintenance avançait avec insouciance, chargé d’ossements. Quand il aperçut Maul, il s’arrêta et l’invectiva dans un langage de machine que le Zabrak ne comprenait pas.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demanda Maul.
Le droïde ne bougea pas. Puis il émit un pépiement paniqué, fit demi-tour et tenta de s’échapper. Maul bondit et le souleva, mettant un terme à sa fuite.
— Du calme, Jagannath, intervint une voix. Inutile de terroriser mon droïde.
Maul reposa le robot et se retourna. Un petit détenu se tenait à quelques mètres à peine et souriait d’un air serein. C’était le Chadra-Fan qu’il avait rencontré dans le réfectoire, le seul qui n’avait pas réagi à l’explosion dans la cuisine.
— Coyle ?
— Tu t’es égaré, mon frère ?
Coyle épousseta le droïde, lui donna une tape amicale sur la tête et le renvoya plus loin.
— Qu’est-ce que tu fabriques dans ce coin perdu ?
— J’ai suivi le faucon griffu.
— L’oiseau ?
Coyle le regarda en clignant des yeux :
— Voilà une énigme qui mérite qu’on la tire au clair, ne penses-tu pas ?
Puis, sans attendre la réponse de Maul, il s’agenouilla et se mit à rassembler en sifflotant les os que le droïde avait lâchés.
— Ça t’embêterait de me donner un coup de main, mon frère ? J’ai une œuvre en chantier ici, n’est-ce pas ?
Maul examina les sculptures en os.
— Elles sont toutes de toi ?
— C’est un hobby comme un autre, n’est-ce pas ?
Coyle contempla le tas d’os d’un œil soucieux.
— Ça ne va pas suffire. J’étais censé retrouver quelques Rois ici : ils devaient apporter une nouvelle livraison.
Il indiqua d’un grand geste les sculptures.
— Je construis des choses, vois-tu. Et dans un endroit comme celui-ci, les os sont le matériau le plus courant. Tu comprends ce que je veux dire, j’imagine ?
Il pointa du doigt une zone vide et sombre de l’autre côté du tapis roulant, près du mur opposé. Maul leva la tête. La dernière sculpture du Chadra-Fan était un immense assemblage de fémurs, de côtes et de vertèbres, formant un squelette ailé, surmonté d’un visage entièrement composé de crânes. Elle s’élevait sur plus de huit mètres, son sommet se confondait avec l’obscurité qui occupait le haut de la pièce.
Maul eut l’attention attirée par ce qui n’était peut-être qu’un détail. Sous un certain angle, les os se superposaient pour former un motif, comme une équation mathématique, un alphabet étranger ou un code qu’il ne parvenait pas à interpréter à première vue.
Il inclina la tête et s’approcha. Une chose semblait enfermée à l’intérieur de la structure et il ne pouvait l’identifier d’où il se tenait.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Signifie ? Signifie ? répéta Coyle en gloussant. Ça signifie que tu n’as pas encore résolu mon énigme, mon frère.
— Quelle était la question ?
— Pourquoi est-ce que le prisonnier a suivi l’oiseau ?
Le Chadra-Fan examina à son tour son œuvre, puis, sans attendre la réponse de Maul, glissa un tas d’os fins sous son bras et gravit une échelle pour atteindre le sommet d’un échafaudage de maintenance, à côté de son œuvre.
— Qu’est-ce que tu construis d’autre ici ?
— Oh, toutes sortes de choses merveilleuses.
— Des armes ?
— Encore une énigme qui te préoccupe, n’est-ce pas ?
Coyle baissa les yeux dans sa direction. Son visage de rongeur était fermé.
— Tout peut servir d’arme de nos jours, reprit-il. Tu n’es pas d’accord ?
Il esquissa un sourire en passant les doigts sous la structure de l’échafaudage. Il tendit le bras pour que Maul voie qu’ils étaient couverts d’un résidu rougeâtre tirant sur le noir.
— Je suis visqueux et graisseux, mais quand on me mélange à du sang, je dévore l’acier…
Ses yeux pétillèrent.
— Tu vois à quoi je fais allusion, mon frère ?
— Assez d’énigmes, le somma Maul.
Sa patience était à bout. Il agrippa le Chadra-Fan par l’épaule et l’attira vers lui.
— Je sais que je ne suis plus très loin d’Iram Radique. Il faut que je lui parle rapidement. Mon employeur veut faire affaire avec lui.
— Ton employeur ? répéta froidement une voix dans son dos. Et pour qui est-ce que tu travailles ?
Maul lâcha Coyle et fit volte-face. Le Twi’lek était à moins d’un mètre de lui, les yeux rivés sur lui. Son approche avait été parfaitement silencieuse, comme s’il avait été transporté jusque-là par une volute de fumée.
— Zéro.
— Jagannath.
Le Twi’lek lui adressa un signe de tête avant de s’intéresser à la sculpture en os inachevée, à côté de l’échafaudage.
— Ah, fit-il en la touchant avec une admiration qui semblait sincère. Le résultat est impressionnant, Coyle. Tu as bien avancé.
— Merci. Mais je n’ai pas encore fini, il me faut plus de matériau.
— Ce ne sont pas les os qui manquent… Quelle est l’expression ?
Le Twi’lek réfléchit.
— Le ver est dans le fruit…
Coyle sourit et compléta :
— Il y aura toujours plus d’os.
— Le ver ? s’étonna Maul.
— Ah, fit Coyle en se tournant vers lui, c’est la question suivante, n’est-ce pas ?
Il sourit, sans aucune chaleur cette fois, en poursuivant du même ton chantant :
— Le cauchemar était lui-même hanté par un cauchemar, énorme, tapi dans l’obscurité la plus profonde.
Maul se tourna vers Zéro pour obtenir une explication.
— Mais de quoi parle-t-il, à la fin ?
— Mon ami parle du syrox, le ver loup d’Engrenage Sept. Celui qui se déplace dans les canalisations de la prison, où il vit et s’engraisse grâce au sang des matchs. Un cauchemar dans notre cauchemar, si tu veux. Tu as peut-être déjà rencontré sa progéniture, Jagannath… et tu la rencontreras encore. Mais la créature en elle-même…
Il s’arrêta, parcouru par un frisson de dégoût.
— La nuit, parfois, dans les conduits de maintenance des niveaux les plus bas, si tu colles l’oreille contre le mur…
— Les récits d’épouvante ne m’intéressent pas, l’interrompit Maul.
— Tu es toi-même une légende terrifiante, rétorqua Coyle. J’aurais cru que le sujet t’intéresserait, n’est-ce pas ?
Maul ignora le Chadra-Fan, préférant se concentrer sur Zéro.
— J’ai rencontré l’homme dont tu m’as parlé, celui qui est venu sur Engrenage Sept à la recherche d’Iram Radique. Celui qui lui a sauvé la vie : Artagan Truax.
— Truax… Ah bon.
L’expression du Twi’lek était indéchiffrable.
— Radique existe, insista Maul. Et je sais qu’il se cache ici quelque part. Les gangs sont à son service… ou à celui de quelqu’un qui travaille pour lui. Ils dissimulent les pièces d’armement dans les cargaisons d’approvisionnement. Une chaîne de commandement est en place et Radique s’en sert pour couvrir son identité.
Maul attendit que Zéro nie ces informations, mais le Twi’lek se contenta de le dévisager d’un air pensif. Quand il réagit enfin, ce fut d’une voix basse et prudente.
— En imaginant que tu approches de la vérité, tu vas devoir chercher beaucoup mieux que ça.
— Qui est au-dessus des gangs ? murmura Maul. Qui fait office d’intermédiaire ?
Zéro l’observa encore.
— Tu sais, Coyle a raison. Engrenage Sept est un cauchemar. Et pourtant…
Le Twi’lek se tut un instant, sans quitter Maul des yeux.
— Tu as déjà été témoin d’actes courageux entre ces murs, non ? Et peut-être même désintéressés ?
Maul sentit son front s’échauffer sous la colère.
— Je ne vois que de la faiblesse, répondit-il. Et la faiblesse est sa propre punition, exactement comme la force est sa propre récompense.
— C’est si simple que ça ? Pourtant, tu restes fidèle à ta mission.
— Oui.
— La quête d’Iram Radique.
— Oui, répéta Maul.
Il envisagea tout à coup une autre possibilité, qui ne l’avait jamais effleuré avant cet instant. Et si tout ceci – même ces énigmes, cette incertitude irritante, ces questions qui semblaient inutiles – faisait partie d’un test organisé par Sidious, un moyen d’évaluer ses capacités de Seigneur Sith, avant de lui permettre de prendre pleinement part au Grand Plan ?
Il examina le Twi’lek en plissant les yeux.
— Je dois tout savoir.
— Dans ce cas, Jagannath, je t’invite à trouver la réponse à ta propre énigme. Tu ne l’as pas oubliée ? demanda-t-il en indiquant les sculptures d’os.
— Pourquoi le prisonnier a-t-il suivi l’oiseau ?
Maul vit enfin ce qui se déplaçait à l’intérieur de la structure en battant de ses ailes noires dans l’ombre.
— Je ne…
— Parce que c’est un novice, répondit Zéro.
Maul se retourna pour le regarder, mais le Twi’lek avait déjà tourné les talons et s’éloignait pour s’enfoncer dans les ténèbres.