14
Un piège à mouches
Strabo détestait la buanderie.
Quand il était arrivé sur Engrenage Sept, dix-huit mois plus tôt, il avait été contraint d’y travailler. Il avait transpiré pendant des heures entre les énormes machines à laver et les séchoirs, trimé avec des détenus et des droïdes déréglés, pour blanchir des montagnes d’uniformes et de draps tachés de sang. La sueur, la puanteur et la monotonie éreintante qu’il avait dû subir étaient pires que la mort.
Heureusement, cela n’avait pas duré longtemps. Il avait rapidement gravi les échelons de Gravité massive – en étranglant le chef et en prenant sa place – et il n’avait plus remis les pieds dans la buanderie depuis près d’un an.
Malgré cela, dès qu’il eut guidé le reste du gang à l’intérieur, l’odeur piquante et astringente de la pièce exiguë lui monta aux narines. Elle était trop familière, comme un horrible retour au bercail. Les machines étaient silencieuses, éteintes pour la nuit, mais le silence glauque n’en était que plus troublant.
— Je ne vois pas l’intérêt de venir ici en pleine nuit, grommela-t-il.
Il regarda par-dessus son épaule le membre de Gravité massive qui se tenait derrière lui.
— Tu es sûr que c’était ça le message ?
— C’est ce qui a été dit.
Le détenu qui venait de répondre était un Nelvaanien au long museau et aux dents pointues. Il s’appelait Izhsmash. C’était le second de Strabo.
— L’instruction venait directement de Halcon, ajouta-t-il.
— Pourquoi est-ce que le capitaine des gardiens nous convoque tous ici ? Qu’est-ce qu’ils ne peuvent pas nous annoncer en haut ?
Strabo secoua la tête.
— Cette histoire pue.
Son lieutenant ne répondit pas. Le Nelvaanien était un pirate de données. Il était incarcéré à Engrenage Sept pour avoir livré des informations qui avaient servi à un sabotage. Ce n’était pas un bagarreur ou un tueur de nature, mais sa loyauté et ses compétences technologiques le rendaient indispensable à Strabo et à Gravité massive – ou à tout le moins aussi indispensable qu’on pouvait l’être dans un environnement où, à tout moment, deux prisonniers pouvaient être appelés à s’entre-tuer.
Strabo savait que ce n’était pas le moment d’aborder le sujet. Une heure plus tôt, Izhsmash l’avait informé qu’il avait reçu, par l’intermédiaire d’un droïde gardien, un message secret de Halcon, le capitaine des gardes d’Engrenage Sept, leur demandant de rassembler tous les membres de GM, treize au total, dans la buanderie, pour une sorte de sommet clandestin entre gang et gardien. Strabo dirigeait son équipe depuis assez longtemps pour savoir qu’ignorer ce genre d’invitation était suicidaire. Halcon ne ferait sans doute pas exploser les charges dans son cœur pour un acte de désobéissance mineur, mais il pouvait lui gâcher la vie de mille autres façons. Il pouvait par exemple diminuer ses rations ou le mettre à l’isolement complet jusqu’à ce qu’il grimpe au mur.
La bande de Gravité massive était donc réunie au grand complet, entre les cuves de produits chimiques, les tubes qui déversaient des litres de détergent ou de solvants industriels et les liquides cryogéniques servant à refroidir le superconducteur alimentant les énormes machines.
— Combien de temps est-ce qu’on est censés attendre ici ? maugréa Strabo en parcourant du regard les séchoirs, les lave-linge et leurs gros hublots de soixante-dix centimètres ouverts dans la pénombre. Est-ce que Halcon a dit ce qu’il nous voulait ?
— Non.
— Pas même un indice ?
Izhsmash haussa les épaules.
— Il m’a dit de descendre, c’est tout.
— Ce fils de Hutt sait qu’on est intouchables, j’espère, à cause de…
Il s’interrompit tout à coup. Il entendait le martèlement pas discret du tout d’une paire de bottes à bout d’acier qui approchait de l’autre bout de l’alcôve. Comme la buanderie n’avait qu’une entrée, cela signifiait…
… que les gardiens étaient déjà là, à attendre.
— Halcon, beugla Strabo, sa voix stridente à peine étouffée par les dimensions réduites du local. On est ici. Tu peux nous dire ce qui mérite le déplacement à cette heure de la nuit ?
L’écoutille se referma derrière eux avec un bruit sourd. Le temps que Strabo comprenne ce qui se passait, il avait compris qui était devant eux.
Ce n’était pas des gardiens, mais les Rois des os.
Et, au premier rang, Vasco Tête-de-Clou en personne, le crâne chauve pointé vers Gravité massive comme un bouton purulent.
Il eut l’air aussi surpris que Strabo.
— Qu’est-ce que… ? fit-il en avançant.
Il était déjà assez près pour que Strabo puisse compter les seize Rois agglutinés derrière lui.
— Toi ? ajouta-t-il.
— Tête-de-Clou, gronda Strabo.
Il le fusilla du regard et prononça son nom comme si c’était une malédiction. Du coin de l’œil, il constata qu’Izhsmash et le reste de ses troupes se préparaient au combat. Ils sortaient de leurs uniformes des câbles électriques transformés en fouets, des serres à cordes et des griffes volantes. Ces armes, fabriquées à partir de matériaux de récupération, puis perfectionnées et aiguisées en secret, étaient les accessoires préférés des membres de Gravité massive. Ils en avaient toujours sous la main.
— Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Tu souhaites une deuxième manche ?
— Si c’est ce que tu veux, répliqua Tête-de-Clou en examinant Izhsmash par-dessus l’épaule de Strabo.
— J’ai reçu un message me disant d’amener Gravité ici, expliqua le Nelvaanien. Halcon me l’a fait parvenir par l’entremise d’un droïde utilitaire.
— Nous aussi, avoua Tête-de-Clou.
Strabo plissa les yeux.
— Quoi ? Ce n’est pas…
Le reste de sa phrase se perdit dans le souffle provenant des hautes cuves de confinement alignées contre le mur. Les deux gangs firent volte-face pour voir d’où provenait le bruit. Quand Strabo parvint à l’identifier, son sang se glaça. D’épais nuages de vapeur glacée s’échappaient des cuves et s’élevaient autour d’eux, absorbant tout l’oxygène présent dans l’air.
Du liquide cryogénique !
Strabo se remémora à toute vitesse les mises en garde qu’il avait reçues à propos des détergents à l’azote liquide et à l’hélium stockés dans les cuves. Il savait que la moindre fuite absorberait l’oxygène des poumons du malchanceux coincé dans le local.
Des ventilateurs d’extraction étaient installés dans le plafond. Le commutateur à bascule…
Il était déjà trop tard. Strabo sentit sa trachée se rétrécir jusqu’à prendre la taille d’un chas d’aiguille. Il tenta d’avaler ce qui aurait dû être de l’air, mais la substance déchira l’intérieur de sa gorge comme s’il était attaqué par un essaim d’abeilles. Ses poumons se froissèrent comme des sacs vides dans sa poitrine et sa force quitta son corps d’un coup. Le sol sembla basculer pour le frapper au visage plus violemment qu’une gifle. Il n’était plus capable de grimper pour activer les ventilateurs, pas plus qu’il ne pouvait respirer.
Quelque part devant lui, un cri fusa. Strabo leva la tête et regarda de son mieux à travers les larmes qui lui embuaient les yeux. Tête-de-Clou et les Rois des os s’effondraient en se tenant la poitrine, ils crachotaient et leur respiration sifflante ressemblait à celle d’asthmatiques en pleine crise. Ils tombèrent sur le sol en une pile qui se mélangea à celle des membres de Gravité massive. En moins de trente secondes, la fuite de liquide cryogénique avait accompli ce qu’aucune mesure diplomatique n’avait jamais réussi : les deux gangs étaient soudés par le manque d’oxygène, plus par le désespoir que par la fraternité. Strabo vit ses propres hommes s’écrouler à côté des Rois, réunis dans la mort, telles des mouches prises dans un piège.
Par les lunes de Rennokk, nous allons tous y passer, se dit-il. Un mécanisme d’autodéfense primordial se mit en place, plus puissant que n’importe quel acte conscient, dépassant tout instinct. Sors de là. Sors de là. Sors de là tout de suite…
Strabo tituba et joua des coudes avec violence pour se frayer un chemin parmi les membres de son gang. Il tâtonna en direction de la sortie, qui était scellée. Quelque chose percuta son bras et il réalisa qu’il y avait quelqu’un à côté de lui. Une silhouette massive et frénétique.
C’était Tête-de-Clou. Le barbu s’était frayé un chemin lui aussi et tirait avec rage le levier de déverrouillage manuel. Il le frappait de toutes ses forces pour tenter de sortir. Son visage habituellement imposant ressemblait à une lune poilue, luisante à la fois de sueur et de terreur.
Strabo sentit quelque chose juste au-dessus de l’écoutille lui saisir le bras.
Il leva la tête.
Le Zabrak, celui qu’on appelait Jagannath, les observait d’un air vicieux. Il avait le nez et la bouche protégés par une sorte de respirateur fabriqué de bric et de broc. Strabo l’examina, en se demandant s’il était réel ou n’était qu’un effet secondaire des gaz cryogéniques. Il n’eut pas le temps de creuser la question. Le Zabrak le repoussa et se dirigea à grandes enjambées vers le centre de l’alcôve, où se trouvaient les cuves d’où sortaient avec une intensité redoublée les nuages couleur métal.
Ferme-les ! aurait voulu crier Strabo, même si sa voix n’était plus qu’un vague souvenir. Il faut…
Jagannath était déjà à l’œuvre. Il se servit des échelons attachés dans le mur pour se hisser. Il arriva sans effort au sommet de la cuve, se pencha et ferma deux valves. Il fit basculer un interrupteur et Strabo vit, stupéfait, les pales des ventilateurs du plafond se mettre en route, dissiper les gaz cryogéniques et répandre de l’oxygène frais dans la pièce scellée.
L’air redevint bientôt respirable. Les ventilateurs continuaient à tourner. Strabo les regarda vrombir tandis que lentement – horriblement lentement – les nœuds brûlants à l’intérieur de ses poumons se dégageaient et disparaissaient.
Le Zabrak éteignit les ventilateurs. Le silence retomba.
— Écoutez-moi.
Strabo s’essuya les yeux, toussa, cracha et releva enfin la tête. Tout autour de lui, des membres des Rois et de Gravité fixaient le Zabrak bouche bée, avec la même expression hébétée, où le désespoir et l’admiration se mêlaient.
— Qu’est-ce que tu veux ? parvint à articuler Tête-de-Clou d’une voix rauque qui n’était que l’ombre d’elle-même.
Jagannath l’ignora.
— Ce qui s’est passé ici – la fuite de liquide cryogénique – ce n’était pas un accident. C’est le capitaine des gardiens, Halcon, qui a fait ça. Je l’ai entendu planifier la manœuvre. C’est pour cette raison qu’il vous a tous rassemblés ici.
Personne ne répondit rien. C’était peut-être trop soudain, mais aucun des deux gangs n’émit la moindre remarque.
— Il veut éliminer les gangs. Vous tous. Vous lui causez trop d’ennuis. Comme Blirr, la directrice, ne l’aurait pas laissé faire – certains d’entre vous ont encore des matchs à assurer – Halcon a voulu faire passer cette mise à mort pour un accident.
Silence.
— Je n’étais pas obligé de vous sauver. J’aurais pu tout aussi bien vous laisser mourir là. Et chacun d’entre vous…
Ses yeux jaunes balayèrent les visages pâles et gonflés qui composaient l’assistance.
— Chacun a pu observer comment vos soi-disant chefs se sont comportés : ils vous ont tourné le dos pour sauver leur peau. Ils grattaient la porte comme des chiens pour sortir. Ils se moquaient pas mal de ce qui vous arrivait.
Un grondement collectif monta de l’assemblée. Strabo leva les mains dans une position instinctive de défense. Des membres de Gravité massive et des Rois des os se retournèrent pour jeter des regards furieux vers les deux chefs. La douleur et la panique avaient cédé la place au soupçon, à l’accusation et à l’indignation.
— Il a raison ! s’exclama quelqu’un. Je l’ai vu aussi !
— Ils nous ont amenés dans ce piège !
— C’étaient eux.
— Attendez !
Strabo recula d’un pas et se cogna à Tête-de-Clou, qui était déjà dos au mur. Les autres détenus se rapprochèrent. Izhsmash montrait les dents : ses canines et ses incisives étaient aiguisées. Une demi-douzaine de mains, provenant d’autant de directions, tentèrent d’attraper Strabo pour le mettre en pièces.
— L’heure des gangs a sonné, annonça Jagannath depuis le sommet de la cuve. Halcon ne s’arrêtera pas avant de vous avoir tous détruits.
— Il ne peut pas faire ça ! protesta Strabo en s’adressant autant aux Rois qu’aux membres de Gravité. Nous sommes protégés ! Nous sommes utiles à Radique…
Il s’interrompit. Tous les détenus qui s’apprêtaient à attaquer une fraction de seconde plus tôt reculèrent, créant un espace dégagé autour de lui, comme s’ils venaient de découvrir que Strabo souffrait d’une maladie horriblement contagieuse. Même Tête-de-Clou s’écarta.
Jagannath l’observait.
— Qu’allais-tu dire sur Radique ?
Strabo baissa la tête.
— Comment les gangs travaillent-ils pour lui ? Que font-ils ?
Strabo chercha le soutien d’Izhsmash, mais le Nelvaanien détourna le regard. Tout le monde l’évitait. C’était fini pour Strabo. Il se rendit compte que de chef il était devenu un paria, à l’instant où il avait prononcé le nom tabou.
Jagannath examina les deux gangs avant de reporter son attention sur Strabo.
— Dis-moi, insista le Zabrak.
Le message implicite était clair : ton règne est terminé. Je suis le seul à pouvoir te protéger désormais.
Strabo ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Quand sa voix revint enfin, les mots sortirent de façon involontaire et désordonnée.
— Les pièces. Les composants d’armes.
— Quoi ?
— Ils… ils arrivent en cachette à bord des vaisseaux de ravitaillement. Nous recevons chacun une pièce, assez petite pour qu’on puisse la glisser sous l’uniforme et la dissimuler dans la cellule. Personne ne sait ce que les autres reçoivent. Personne ne sait comment elles s’assemblent. Personne ne sait où elles vont après ni comment elles y arrivent.
— Comment Radique vous les reprend-il ?
— Personne ne le sait, elles disparaissent, c’est tout.
Jagannath lui lança un regard furieux.
— Elles disparaissent ?
— Je sais rien de plus. Il nous paie tous la même chose. Avec le khipu.
Il souleva sa jambe de pantalon pour montrer les nœuds de la corde nouée autour de sa cheville.
— Ils contiennent le code d’un compte secret, c’est une forme de paiement à laquelle les gardiens n’ont pas accès.
Le Zabrak étudia le reste du local.
— Je sais que vous travaillez pour Radique. Ça signifie que vous avez déjà un objectif commun. Désormais, vous ne servirez plus qu’un seul chef.
Il se redressa.
— Moi.
— Jamais !
À sa gauche, Strabo vit Tête-de-Clou bondir, les poings serrés, les yeux jetant des éclairs. Il réalisa que lui aussi s’était redressé pour refuser cette ignominie, comme si une partie un peu animale de lui refusait de courber l’échine devant le nouveau chef.
Le Zabrak réagit bien plus vite que Tête-de-Clou ou qui que ce soit. Il saisit le leader des Rois par la nuque, enfonça une main dans ses narines et lui renversa la tête pour exposer sa gorge. Il enfonça alors l’autre poing dans la trachée de Tête-de-Clou, avant de le lâcher. L’homme s’écroula mollement et essaya péniblement de reprendre son souffle. Le Zabrak pivota et balança son pied en l’air pour venir frapper Strabo en plein plexus solaire. Le Noghri se retrouva plié en deux, le souffle coupé.
L’obscurité gagnait du terrain. Strabo lutta pour la faire reculer. La voix de Jagannath semblait très distante, mais elle avait une férocité que nul ne pouvait ignorer.
— Vous travaillez pour moi désormais. Chacun peut maintenir sa loyauté envers son équipe, mais à partir de cet instant, c’est moi qui suis au sommet. Je me chargerai de la médiation entre les gardiens et vous.
Il se tourna vers Tête-de-Clou et regarda le cannibale droit dans les yeux.
— À partir de maintenant, vous cesserez de harceler Zéro, c’est compris ? Cet ordre vaut pour les deux gangs.
Personne ne dit rien. Strabo fixa ses pieds. Il n’osait pas regarder les autres membres du gang qu’il avait dirigé jusque-là. Quand il s’autorisa enfin à relever les yeux, le Zabrak était parti.