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Face à face

Le Twi’lek qui se faisait appeler Zéro déboucha dans le réfectoire. Il apparut comme à son habitude, sans faire de vagues, au milieu d’une foule de détenus suffisamment dense pour masquer son entrée. Il était un modèle de discrétion : il arrivait d’un coup sans que l’on sache par où il était passé.

La salle à manger s’agitait de tous côtés. L’heure du dîner avait sonné. Il se plaça sans rien dire dans la queue derrière deux prisonniers qui venaient de prendre leurs plateaux, puis se rapprocha d’eux.

— Il y a du nouveau ?

Au son de sa voix, les deux autres se retournèrent et le reconnurent.

— Hé, Z, dit l’un d’eux avec un sourire édenté qui ressemblait à une grimace. T’étais où ?

— Ici et là, répondit vaguement le Twi’lek. Qui est-ce qui pose la question ?

— Simple curiosité. On se demandait tous ce qui t’était arrivé l’autre fois quand la bombe a explosé.

Le Twi’lek secoua la tête en plissant le front :

— Il n’y avait pas de bombe.

— Ah non ?

— Le personnel de la cuisine a trouvé une casserole à pression remplie de produits chimiques, cachée dans le lave-vaisselle.

Il jeta un œil en direction de la file de détenus qui attendaient qu’on leur serve le dîner.

— J’imagine qu’on mangera dans des plateaux sales pendant un bon moment.

Le second prisonnier cligna des yeux pendant qu’il enregistrait l’information.

— Quelqu’un voulait envoyer un message ? Ou créer une diversion ?

— Je ne crois pas.

— Alors quoi ?

Zéro ne répondit pas. Il balaya la salle du regard. Le détenu à sa droite, un contrebandier et criminel à la petite semaine, multirécidiviste, qui s’appelait Miggs, haussa les épaules.

— Ouais, ben, qu’est-ce qu’on peut faire, hein ?

Zéro acquiesça distraitement et avança. Ils portèrent leurs plateaux jusqu’au comptoir de service. Ils contournèrent une demi-douzaine de membres de Gravité massive qui avaient le visage gonflé et contusionné. Au moins un des hommes du groupe saignait encore sous les bandages improvisés.

— T’es au courant de ce qui leur est arrivé ? demanda Miggs.

— Un affrontement avec les Rois des os, expliqua Zéro. On dit qu’ils se sont battus dans les tunnels hier soir avant le match.

— Rien d’étonnant.

Miggs tendit son plateau pour que le droïde de l’autre côté du comptoir puisse y déverser une louche de gel protéiné incolore.

— Beurk, ce truc pue encore plus que d’habitude.

Zéro présenta à son tour son plateau. Avec un cliquetis indiquant qu’il l’avait reconnu, le droïde s’arrêta, puis se retourna pour soulever le couvercle d’une autre casserole. Il étendit les pinces de son bras manipulateur pour servir a Zéro une portion fumante et appétissante de viande et de légumes frais.

— Steak de Traladon, à point, avec de la caponata ramoréenne et une ration de haricots sufar frais, annonça-t-il.

— Merci.

Zéro lui adressa un signe de tête et emporta son repas, tandis que le droïde retournait à la cuve de gel grisâtre pour servir le détenu suivant.

— Tu l’as vu, ce match ? demanda-t-il.

— Tu blagues ?

Miggs se retourna vers le compagnon qui les avait suivis jusqu’à leur table habituelle, au fond du réfectoire.

— Halleck et moi on a tout suivi en holo depuis l’espace central, on l’a déjà regardé bien huit fois, non ?

Halleck s’assit et hocha la tête avec entrain.

— Un fameux match. T’aurais dû le mater aussi. Zéro, vraiment.

— Ah oui ? fit le Twi’lek en se coupant une fine tranche de steak. Il la huma avant de la mettre en bouche. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Ce zarbi à la peau rouge, celui qu’on surnomme la Dent… Comment il s’appelle, déjà… Jagannath ?

Miggs enfourna une bouchée de nourriture et l’avala, avant d’essuyer le coin de sa bouche à l’aide de sa manche.

— Ils l’ont encore choisi et les grands chefs ou je sais pas qui, ils l’ont mis contre cette incroyable bête des neiges…

— Un wampa ? s’étonna le Twi’lek en levant un sourcil. Il y en a encore un ici ?

— Il y en avait un, corrigea Miggs d’un air grave en reprenant sa fourchette. Enfin, bref, ça a commencé comme on s’y attendait. Le wampa fiche une raclée au Peau Rouge : il lui en fait voir de toutes les couleurs. C’était même pas un combat juste. On se disait tous que Monsieur Dent allait perdre bien plus que ses chicots, si tu vois ce que je veux dire…

Nouvelle bouchée enfournée et mâchée deux fois avant d’être avalée.

— Puis tout à coup, quand on croyait que c’était fini… bingo !

Miggs frappa du poing sur la table et attendit pour donner de l’effet.

— La Dent a ouvert la poitrine de ce monstre et…

— Il a fait ça ?

— … il a plongé le bras dans l’estomac du machin jusqu’au coude, a attrapé son cœur et puis l’a écrabouillé de ses mains nues.

— Hum, approuva Zéro en dégustant un nouveau morceau de steak, impressionnant.

— Je déconne pas, mon vieux : ils ont tout montré. Le wampa s’est écroulé, raide mort d’un coup.

Miggs secoua encore la tête.

— Pas du tout ce qu’on attendait. Ça fait réfléchir, n’empêche.

Zéro interrompit sa mastication.

— Ah oui ?

— Ouais, je veux dire…

Miggs prit sa fourchette, repoussa le gel au bord du plateau, puis la redéposa.

— Parce que, quand on y pense, s’ils ont un wampa ici, alors, sérieusement… qui sait ce qu’ils ont encore, tu vois ?

— Comme… ?

— Eh ben, j’veux dire, comme le ver loup.

Zéro le regarda d’un air sceptique.

— Tu crois, vraiment ?

— J’sais pas, mon vieux. J’ai entendu des rumeurs, c’est tout. Dans le fond de la prison, là où personne ne va.

Le Twi’lek s’apprêtait à ajouter un commentaire quand il fut bousculé assez violemment pour que son plateau glisse. Il se retourna et vit quatre détenus juste derrière lui.

Des Rois des os. Zéro examina leurs visages, un à un.

— Pas mal, ton repas, Zéro, décréta le barbu chauve à l’avant en chantonnant d’un ton moqueur, les yeux posés sur le steak et les légumes à moitié mangés sur le plateau. D’ailleurs, y a un truc que j’ai toujours voulu te demander. Comment ça se fait que tu manges toujours mieux que nous ?

— Je pensais que c’était une évidence. J’emprunte un chemin un peu plus raffiné que le vôtre.

— Ah ouais ?

— À pratiquement tous les égards, oui.

Il y eut un silence. Il reconnut l’homme devant lui. C’était Vasco Tête-de-Clou, chef des Rois des os. Tête-de-Clou était un mangeur de chair, connu dans le circuit de gladiateurs pour dévorer au moins en partie chaque adversaire qu’il avait tué au cours de sa vie. On racontait qu’il faisait l’objet d’un culte et qu’il était l’un des rares détenus à recevoir du courrier de ses fans, des colis et, parfois, des propositions de mariage, même si, d’après la rumeur, il avait une famille et des parents sur Tepasi.

— Ce qui est marrant, ceci dit…, commença Tête-de-Clou, de la salive au coin de la bouche.

Il bavait littéralement. Une forme longue et solide dépassait de la manche gauche de son uniforme. La pointe était visible.

— … je parie que ton sang s’écoule aussi facilement que celui de n’importe qui. Qu’est-ce que tu en penses ?

Dans sa vision périphérique, Zéro vit Miggs et Halleck se lever sans hésitation pour adopter une position protectrice. Il leur fit signe de se rasseoir.

— Tout va bien, leur assura-t-il avec calme. Je suis sûr que Monsieur Tête-de-Clou s’apprêtait à s’excuser pour son comportement déplacé.

— Tu te trompes encore, Zéro.

Sans attendre de réponse, Tête-de-Clou se pencha, attrapa Zéro par le col et le mit sur pied avec brusquerie. Le plateau du Twi’lek se renversa, tomba sur le sol dans un cliquetis de métal, tandis que les restes de son steak et de ses légumes se répandaient sur le carrelage. L’os aiguisé dissimulé dans la manche de Tête-de-Clou s’était rapproché et pressait la gorge de Zéro.

— Vous voyez, nous avons appris quelque chose hier soir quand nous avons affronté les membres de Gravité massive dans les tunnels, reprit Tête-de-Clou. Nous avons compris un truc, eux comme nous.

Le Twi’lek ne cilla pas.

— Ah bon ? Et de quoi s’agit-il exactement ?

— Nous avons moins besoin de toi que tu n’as besoin de nous. En fait, si tu diriges la prison, c’est uniquement parce que les matons sont persuadés que tu joues ce rôle. Une fois qu’ils ne le penseront plus, tu ne la dirigeras plus.

— Fascinant. C’est un miracle qu’aucun d’entre vous n’ait été blessé à force de réfléchir comme ça.

Tête-de-Clou émit un grognement.

— Moins fascinant que quand on te traînera dans un tunnel pour te trancher la gorge.

— Est-ce ce que Délia le souhaite ?

Tête-de-Clou se raidit. Il pressa l’os tranchant plus fort contre la peau de Zéro tout en le fixant.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— Ta sœur. Elle t’envoie encore des lettres, non ? Parce qu’elle pense à toi. Elle se souvient de la vie sur Tepasi avant. Depuis les méfaits que tu as commis, elle n’a cessé d’espérer que tu reviendrais un jour et serais à nouveau le garçon dont elle se souvient. Celui qui pouvait chanter à tout moment et la faire rire avec les couplets de La complainte de Fronda Fane.

Tête-de-Clou étouffa un cri de surprise et inclina légèrement la tête. Derrière sa barbe hirsute, son visage avait perdu toute sa férocité, laissant son expression étrangement vide.

— Comment as-tu… ?

Il déglutit et reprit d’une voix rauque.

Comment es-tu au courant de ça ?

— On apprend toutes sortes de choses quand on réside ici depuis aussi longtemps que moi. J’entends beaucoup de choses, au sujet de ta famille et de ta sœur en particulier. Et, bien entendu, je peux faire passer des messages dans un sens ou dans l’autre.

Tête-de-Clou le lâcha et fit un pas en arrière. Pendant un instant, un éclair de ce qui aurait pu être de la politesse frissonna dans les profondeurs sombres de ses yeux – une clarté distante qui laissa entrevoir, sous la couche de dépravations accumulées au fil des ans, l’homme qu’il aurait pu être.

— Il est temps que tu ailles rejoindre tes amis, Tête-de-Clou, suggéra Zéro du même ton doux et patient qu’il aurait employé pour proposer une promenade dans les espaces communs. J’ai l’impression que tu as besoin de réfléchir.

Tête-de-Clou fit encore un pas en arrière, les bras ballants. Il ne dit rien, ne cilla pas, se contenta de tourner les talons et de rejoindre les autres Rois des os qui l’attendaient de l’autre côté du réfectoire.

— Waouh, soupira Miggs en le regardant partir. Zéro, mon vieux, c’était dingue, même pour toi. Comment as-tu… ?

Il se retourna et se tut.

Zéro était déjà parti.