77.

À l'issue d'une nuit d'initiation, Kel n'éprouvait aucune fatigue. Son esprit s'était ouvert aux réalités spirituelles enseignées à Karnak depuis des siècles. L'heure approchait de quitter le temple et la Divine Adoratrice. Il songeait à son patron du service des interprètes, assassiné parce qu'il n'aurait pas dû retenir le papyrus codé et tenter de le déchiffrer. Mais la reine et ses complices avaient décidé de supprimer tous ses collègues, de manière à rendre l'Égypte sourde et aveugle, et à permettre aux Perses de préparer leur invasion à l'insu du roi Amasis, trop confiant en ses alliés grecs. Et lui, Kel, avait servi de parfait coupable, sur les conseils de son « ami » grec Démos, éliminé par la suite.

Les dieux se vengeaient d'un pouvoir qui avait négligé la voie de Maât. Aux côtés de Nitis, le scribe continuerait à lutter en rassemblant des opposants aux Perses. Même si leurs chances de succès paraissaient bien minces, ils ne renonceraient pas.

— Je vous accompagne, déclara Bébon. Vent du Nord et moi avons besoin de nous dégourdir les jambes.

— Ce voyage s'annonce dangereux.

— Tu me vois rester seul ici ? En Nubie, nous fabriquerons de beaux masques et je monterai une troupe de divinités capable de jouer les grands mythes !

Les deux amis se donnèrent l'accolade.

Vent du Nord prendrait la tête d'une compagnie d'ânes robustes, chargés de nourriture, de gourdes, de vêtements, de produits de toilette, de matériel d'écriture et d'armes.

340

LA DIVINE ADORATRICE

— II faut partir, dit la Divine Adoratrice à Nitis.

— J'aurais tellement aimé rester auprès de vous !

— Ton destin est ailleurs. Tu formes avec Kel un couple digne de régner. Pourtant, vous devrez lutter dans l'ombre sans tirer nul bénéfice de vos efforts et sans jamais vous décourager.

À l'exception de Bébon, n'ayez pas d'ami et ne comptez que sur vous-mêmes. Le temps du malheur et de l'opposition advient, et vous seuls incarnez l'espérance.

Nitis, Kel, Bébon et Vent du Nord s'inclinèrent devant la souveraine.

Et la caravane s'ébranla en direction du sud.

***

— Demain, Majesté, annonça le grand intendant, les Perses seront à Thèbes.

— Il est temps de te mettre à l'abri, estima la Divine Adoratrice.

— Vous me connaissez : je suis un sédentaire. M'éloigner de vous serait un châtiment insupportable.

— Cambyse ne nous épargnera pas, Chéchonq. II nous tuera et tentera de détruire Karnak. Grâce aux dieux, une partie du temple subsistera, mais les fidèles d' Amon seront massacrés.

— J'ai tenté de vous servir fidèlement et de contribuer au bonheur de cette province. Fuir serait méprisable.

Habituée à maîtriser ses émotions, la vieille dame se contenta d'un regard de reconnaissance qui bouleversa le grand intendant.

— Rendons-nous à ma chapelle funéraire de Medinet Habou 1, exigea-t-elle. Là, j'accomplirai l'acte ultime de mon règne en adoptant Nitocris, la dernière Divine Adoratrice.

1. Elle a malheureusement été détruite, mais l'on peut encore admirer les monuments d'éternité d'autres Divines Adoratrices.

Et le sarcophage d'Ankh-nes-néfer-ib-Râ, chef-d'œuvre de l'art égyptien, fut retrouvé par l'expédition française de 1832. Les pouvoirs publics le jugeant inintéressant, il aboutit au British Museum. D'une importance capitale, ses textes, trop méconnus, évoquent la destinée spirituelle de la Divine Adoratrice.

341

LA VENGEANCE DES DIEUX

En traversant le Nil, la souveraine remercia les dieux de lui avoir accordé tant de faveurs. Au cours de sa longue vie, l'épouse d' Amon s'était évertuée à capter sa puissance béné-

fique et à la répandre autour d'elle.

Les murs de la chapelle étaient couverts de colonnes de hié-

roglyphes reprenant les thèmes principaux des Textes des Pyramides. La vieille dame décrivit à la jeune Nitocris les rites principaux qui l'élevaient à la plus haute fonction spirituelle du pays et lui parla longuement des devoirs de sa charge. Ainsi la transmission s'effectuait-elle hors du temps et de l'espace humain, comme si l'invasion perse' n'existait pas.

— Nout, la déesse Ciel, entoure les vivants du cercle de ses deux bras, rappela la Divine Adoratrice. Elle sera notre sauvegarde magique, et notre être sera protégé de tout mal. Notre Ka ne se détachera pas de nous.

La mère et la fille spirituelle regagnèrent Karnak. Favori et Jongleur firent la fête à leur maîtresse.

Et ce fut du toit du temple, baigné de soleil, qu'elles assistèrent à la ruée des Perses, dévastant tout sur leur passage et s'attaquant en hurlant à la grande porte en bois doré, après avoir piétiné le cadavre du grand intendant Chéchonq.

— J'ai peur, avoua la jeune Nitocris.

— Serre-toi contre moi et ferme les yeux, ordonna la Mère.

Bientôt, les pas des assassins résonneraient dans l'escalier de pierre. Les yeux levés vers le ciel, la Divine Adoratrice prononça les formules de transformation en lumière.

***

La frontière d'Éléphantine et la première cataracte franchies, la caravane menée par Vent du Nord s'enfonçait en Nubie.

1. Après avoir ordonné la destruction de la chapelle d'Ankh-nes néfer-ib-Râ Cambyse fit brûler sa momie.

342

LA DIVINE ADORATRICE

Ne manquant de rien, Bébon trouvait le voyage agréable mais commençait à s'impatienter. Ce fameux signe se faisait attendre !

Perché au sommet d'un arbre, un oiseau de grande taille, au très long bec, les observait. À leur approche, il déploya ses longues ailes et tournoya au-dessus d'eux.

— C'est le ba, l'âme immortelle de la Divine Adoratrice, déclara Nitis. Il se nourrit des rayons du soleil et nous guidera vers notre destination.

De fait, l'oiseau ne les quitta plus et les conduisit jusqu'à un village où s'étaient réfugiés les soldats de la garnison d'Élé-

phantine et des civils, conscients de ne pouvoir s'opposer aux Perses. Tous, néanmoins, désiraient entrer en résistance et reconquérir peu à peu le terrain perdu. Ils avaient choisi un chef auquel ils amenèrent les nouveaux arrivants.

Bébon fut consterné.

— Non, ce n'est pas vous !

— C'est bien moi, affirma le juge Gem, et vous n'avez plus rien à craindre, puisque la vérité a été établie. En arrivant à Memphis, j'ai appris la mort d'Amasis. La victoire des Perses étant inéluctable, retourner à Saïs eût été stupide. On m'aurait éliminé sur-le-champ. J'ai donc décidé de rassembler ceux qui avaient suffisamment de courage pour continuer la lutte. À

mon âge, l'entreprise me semblait pesante. Vous, vous êtes jeunes et saurez assumer le commandement.

Bébon s'apprêtait à émettre de sérieuses objections lorsqu'une magnifique Nubienne, vêtue d'un pagne en fibres de palmier purement décoratif, lui offrit une boisson rouge.

— De la tisane de karkadé, expliqua-t-elle. Sa fraîcheur dissipe les idées noires et donne de l'énergie. Toi, je le sens, tu es un guerrier de première force.

Bébon ne démentit pas.

— Où trouves-tu cette plante ?

— À l'écart du village.

— J'aimerais voir ton jardin.

— Allons-y.

343

LA VENGEANCE DES DIEUX

Le juge Gem s'assit sur une natte.

— Notre comédien appréciera sa nouvelle vie Moi, je me suis lourdement trompé. Et quand la justice s'égare, un pays court à sa perte. Je réparerai mon erreur en combattant sous vos ordres, scribe Kel, et nous chasserons les barbares des Deux Terres.

Au terme d'un dîner frugal auquel ne participa pas Bébon, trop occupé à herboriser en compagnie de son initiatrice, Kel et Nitis gravirent une dune que doraient les rayons du couchant.

Vent du Nord se coucha à leurs pieds.

Le regard tourné vers une Égypte martyrisée, ils se promi-rent de la libérer 1.

1. En 405 av. J.-C., le pharaon Amyrtée, s'appuyant sur des réseaux de résistance, parvint à expulser l'envahisseur. L'Égypte pharaonique connut alors sa dernière période de liberté et de souveraineté jusqu'en 342, date de la deuxième occupation perse (iranienne). Lui succédèrent les invasions grecque (333), romaine (30), chrétienne (en 383 après J.-C., un édit ordonne la fermeture des temples), byzantine (395) et arabe (639). Les dynasties se sont éteintes, leur message demeure.

La divine adoratrice - Tome 2
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