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Lèvres-douces était une femme plantureuse et autoritaire.
La trentaine épanouie, elle dirigeait l'une des plus importantes boulangeries-brasseries de Memphis, la capitale économique de l'Égypte. Levée avant l'aube, elle réunissait son personnel et lui donnait des directives précises. À la première erreur, un blâme ; à la deuxième, diminution de salaire ; à la troisième, renvoi. Et personne ne protestait, car Lèvres-douces se montrait juste et payait bien.
Elle ne manquait jamais d'assister à la livraison quotidienne de céréales et de vérifier qualité et quantité. Si un fournisseur tentait de la tromper, il essuyait une colère d'une telle violence qu'il évitait de recommencer.
Ensuite, broyage, pilonnage, pétrissage et tamisage. Des spécialistes confirmés se chargeaient de ces étapes de la fabrication de pains aux multiples formes. Et Lèvres-douces effectuait elle-même une opération délicate, l'adjonction de levain. Restait à surveiller la cuisson dans les meilleurs fours de la ville.
Voir les pains chauds et croustillants en sortir remplissait Lèvres-douces d'une légitime fierté. Les clients se bousculaient, son entreprise était florissante, et elle avait acquis une superbe maison à proximité du centre de la grande cité où se côtoyaient Égyptiens, Grecs, Syriens, Libyens, Nubiens et autres étrangers.
Pendant que les livreurs se hâtaient d'emporter les pains, leur patronne passait à sa brasserie. Ne produisait-elle pas une 11
LA VENGEANCE DES DIEUX
délicieuse bière douce, au prix imbattable ? Clés du succès : travail acharné et vigilance permanente. Des costauds pétrissaient longuement la pâte en la foulant aux pieds, des techniciennes aguerries la filtraient et la tamisaient. Les cuves de fermenta-tion venaient d'être améliorées, et Lèvres-douces achetait de nombreuses jarres à fond pointu, enduites d'argile correctement battue afin d'épurer et de clarifier la bière.
Les commandes affluant, elle ne cessait de développer ses services commerciaux et comptables, composés de scribes dont elle se méfiait. Aussi Lèvres-douces engageait-elle volontiers des jeunes qu'elle formait à sa manière et selon ses exigences.
À l'issue d'une matinée épuisante, elle rentrait déjeuner chez elle. Et là, depuis quelques jours, un dessert merveilleux l'attendait : son nouvel amant, un comédien aux ressources infinies !
La boulangère s'était séparée d'un mari chétif et geignard et avait décidé de profiter seule des fruits de son labeur. Amoureuse passionnée, ne désirant pas d'enfant, elle goûtait aux hommes sans s'attacher. Et celui-là lui paraissait succulent !
— Ma chérie ! s'exclama Bébon en accueillant sa maîtresse qu'il embrassa tendrement. As-tu passé une bonne matinée ?
Lèvres-douces méritait son nom.
Le baiser fut interminable et savoureux.
— Le travail était si intense que je n'ai pas vu le temps passer ! Et toi, mon trésor?
— Conformément à tes désirs, je me suis occupé de ta maisonnée ! Nettoyage à fond, fumigation, parfums, fleurs odo-rantes, achat de viande et de poisson, retour du linge confié au blanchisseur et préparation du déjeuner... Satisfaite?
— Tu es un parfait homme de maison !
Ni l'un ni l'autre ne se faisaient d'illusions : leur amourette ne durerait pas longtemps. Ils se donneraient un maximum de plaisir jusqu'au moment où Lèvres-douces se lasserait. En attendant, le comédien devait se rendre utile.
Si Bébon s'acquittait volontiers de ces tâches domestiques, c'était pour remercier les dieux de lui avoir offert un abri inespéré
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LA DIVINE ADORATRICE
dont bénéficiaient également son ami Kel, jouant le rôle de son domestique, et leur âne Vent du Nord.
Attentif à son instinct, Bébon avait senti que leur refuge, l'ancienne fabrique, n'offrait plus la sécurité nécessaire. Un curieux pouvait signaler leur présence à la police qui ne man-querait pas d'intervenir. Mieux valait regagner Memphis et se noyer dans la population.
En achetant du pain, le regard du comédien avait croisé celui de la patronne. Un coup de foudre sensuel entre une femme aux formes généreuses et un séducteur au sourire rava-geur. D'abord une conversation banale, puis un entretien intime et les jeux du plaisir, joyeux et inventifs.
Invité à séjourner chez sa nouvelle maîtresse, Bébon s'était montré hésitant. De convaincantes caresses triomphant de ses réticences, il avait évoqué son prochain voyage au cours duquel, portant les masques des dieux Horus, Seth, Anubis ou Thot, il jouerait la partie publique des mystères sur les parvis des temples.
Réduit au rang de jouet de la vorace Lèvres-douces, Bébon jouissait d'une confortable maison : vaste entrée, salle de réception, quatre chambres, deux salles d'eau, cuisine, cave et terrasse, soit 150 m2 aménagés avec goût. Encore fallait-il, selon les ordres de la boulangère, maintenir en permanence une propreté impeccable. L'hygiène n'était-elle pas le secret de la santé ?
Et sa belle santé, Lèvres-douces y tenait.
Lorsqu'elle dévêtit son amant, il ne lui résista pas.
— Aujourd'hui, avoua-t-elle, j'ai trop faim pour attendre le dessert.
Sa gourmandise momentanément rassasiée, la boulangère demanda à Bébon de remplir deux coupes de vin blanc du Delta.
— Buvons à notre plaisir, mon chéri !
Le comédien ne se fit pas prier.
Mais son visage demeura grave.
— Tu sembles contrarié, observa-t-elle.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— Memphis devient une ville dangereuse.
— Que t'est-il arrivé?
— À moi, rien. Ta cuisinière m'a appris qu'une jeune femme avait été enlevée.
— Où ça?
— Au port.
— Invraisemblable !
— Interroge-la. Les gens ne cessent de parler de cet effroyable drame, et la police ne semble pas s'y intéresser.
Angoissant, non? Moi, j'aime les endroits tranquilles.
— Ma maison en est un, susurra Lèvres-douces.
— D'accord, mais j'aimais me promener sur le port et fré-
quenter les petits marchés organisés au pied des passerelles.
Redoutant le départ précipité de son amant, la boulangère s'estima obligée de prendre des initiatives.
— Memphis est ma ville, affirma-t-elle, et je n'ignore rien de ce qui s'y trame. Je connaîtrai bientôt la vérité et tu seras rassuré. La rumeur colporte souvent n'importe quoi ! En attendant, allons déjeuner.