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Vent du Nord ne perdait pas patience. Il léchait et léchait encore le front de Kel, allongé au milieu des roseaux. À plusieurs reprises, l'âne avait dû écarter d'un coup de sabot des serpents d'eau un peu trop curieux. Ibis et aigrettes, eux, ne représentaient aucun danger.
Enfin, les yeux du scribe s'ouvrirent.
La vue d'un amical museau le réconforta.
— Vent du Nord ! Rescapé, toi aussi ?
Deux bras, deux jambes, la capacité de se relever, nulle douleur... Kel semblait intact, de même que l'âne!
— Impossible, murmura le scribe. J'ai vu ces énormes gueules s'ouvrir, prêtes à nous broyer... Nitis, Bébon, où vous cachez-vous ?
Personne ne répondant à son appel, le scribe se fraya un chemin à travers les roseaux hauts de six mètres.
S'il ne les retrouvait pas, avoir échappé à une mort atroce serait un châtiment insupportable. Privé de la femme aimée et de l'ami fidèle, à quoi bon survivre ?
Au sortir de l'épais massif, la berge montait en pente raide vers un chemin de terre. Levant les oreilles à la verticale, Vent du Nord invita Kel à le suivre.
L'âne trottina jusqu'à un bosquet de jeunes tamaris, à l'écart du sentier.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— De la patience, exigea une voix aisément reconnaissable, je réussirait .
— Bébon ! s'exclama le scribe.
Nitis fut la plus prompte à jaillir hors de l'abri végétal.
— Mon amour, tu es vivant!
Ils s'enlacèrent à s'étouffer, et leur baiser parut interminable au comédien.
— Moi, j'ai faim et j'aimerais bien manger de la perche grillée. Alors, venez m'aider.
Ils s'assirent autour d'un amoncellement de branchages.
Après avoir creusé une cavité dans un socle de bois tendre, Bébon y avait inséré un morceau d'acacia très dur, renflé à la base. Une nouvelle fois, il le fit tournoyer.
Et la flamme jaillit.
— Gagné ! Le dîner sera chaud et succulent.
— Comment avons-nous pu échapper aux crocodiles ?
interrogea Kel.
— Ce sont les fils de Neit, rappela Nitis. Je nageais en tête, les mains fixées sur l'arc de la déesse. Il éclairait l'eau, et les grands poissons ont reconnu cette lumière qui nous envelop-pait tous les quatre. Nous n'étions ni des adversaires ni des proies. Ils se sont contentés de nous frôler et ont attaqué nos poursuivants.
— J'ai raconté quantité d'histoires invraisemblables, avoua le comédien, mais celle-là les surpasse toutes.
— Tu es pourtant en pleine santé... À part ce pansement à l'épaule gauche !
— Enfin, tu daignes t'intéresser à moi ! La flèche d'un soldat m'a éraflé.
— Blessure légère ?
— Légère, légère, facile à dire ! Toi, tu n'as rien.
— J'ai trouvé les herbes nécessaires, précisa Nitis en souriant. La plaie ne s'infectera pas, et je crois Bébon en état de poursuivre le voyage.
— A condition d'être correctement nourri ! Goûtez-moi cette merveille. Au fond, quoi de plus agréable qu'une escapade 182
LA DIVINE ADORATRICE
à la campagne ? On doit dénicher sa nourriture et la préparer soi-même en utilisant les ressources de la nature. Les auberges, c'est vraiment trop facile. L'existence urbaine conduit à la mol-lesse et à la décadence. Le retour à la vie sauvage, voilà l'avenir !
— Nous devons cependant nous rendre à Thèbes, précisa Kel. Non loin de la proue du navire de guerre se tenait le juge Gem. Jamais il ne renoncera à notre capture.
— Peut-être nous croit-il morts, avança Bébon. Échapper aux crocodiles paraissait impossible.
— Sans un lambeau de cadavre, il doutera et poursuivra ses investigations.
— Je partage l'avis de Kel, dit Nitis. Le chef de la magistrature connaît la puissance des dieux et en tient compte. Il n'ignore pas que mon maître m'a enseigné des formules de magie et la manière de lutter contre l'adversité.
— As-tu une idée de l'endroit où nous nous trouvons ?
demanda le scribe au comédien.
— Le bateau a parcouru une bonne distance, et nous avons nagé longtemps. Sans doute ne sommes-nous plus très loin de Lycopolis 1. Dès la traversée du premier village, j'aurai une certitude.
— Des amis dans la région?
— Le temple est moins hospitalier que celui d' Hermopolis, mais on s'arrangera. Bon appétit.
La perche grillée était excellente.
Kel manquait d'appétit.
— Après un tel miracle, estima Bébon, tu devrais dévorer !
— La présence de Menk, son envie de me tuer...
— Il voulait m'épouser, révéla la jeune femme. Peu lui importait la vérité. En te supprimant, il accomplissait un exploit digne de hautes récompenses. Devenu ministre, il m'aurait fait nommer grande prêtresse du temple de Sais, et nous aurions mené une existence fastueuse.
1. L'ancienne ville du dieu chacal Oup-ouaout, l'« Ouvreur des chemins », lié à la symbolique d'Anubis. Elle se nomme aujourd'hui Assiout
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LA VENGEANCE DES Dl EUX
— Et vous avez renoncé à ce paradis pour un scribe en fuite, accusé d'assassinat? s'étonna le comédien. À votre place, j'aurais réfléchi.
Kel préféra ne pas entendre.
— Menk était comme un fou, ajouta la prêtresse. Aucun argument ne pouvait l'atteindre.
— Fou, c'est vite dit ! objecta Bébon. Plusieurs mercenaires grecs servaient sous ses ordres, et on lui avait confié une mission : nous éliminer.
— Qui voulait lui faire jouer ce triste rôle ? interrogea Kel.
Hénat, le chef des services secrets? Oudja, le chancelier? Le juge Gem ? Le roi en personne ?
— Le papyrus codé contient probablement la réponse, estima Nitis. Menk a été manipulé et il a failli réussir.
Bébon fixa l'arc de Neit, sans oser le toucher.
— Nous semblions condamnés à périr, se souvint-il, et j'ai vu un trait de feu traverser le ciel. Éblouis, les mercenaires nous ont relâchés.
— L'arc a tiré lui-même les deux flèches de la déesse, révéla Nitis. Il faut à présent en retrouver. Sinon, nous serons vulnérables.
— Je possède encore l'amulette en obsidienne représentant deux doigts, intervint le scribe. Elle nous protégera contre le mauvais oeil. Et n'oublions pas le Répondant !
— À quoi cette statuette pourrait-elle servir? Un bateau volant nous serait plus utile !
— Peut-être existe-t-il non loin un sanctuaire de Neit où sont conservées des flèches issues de la flamme de Sekhmet, la déesse lionne, avança Nitis. Interrogeons les prêtres de Lycopolis en espérant qu'ils nous fourniront une réponse positive.
— Lycopolis... L'atteindrons-nous ?
— Toi, pessimiste ? s'étonna Kel. La protection des dieux ne te suffit-elle pas ?
— Mange du poisson grillé, rétorqua le comédien. Ensuite, nous nous reposerons avant de reprendre la route. Rester ici 184
LA DIVINE ADORATRICE
trop longtemps serait dangereux, surtout si cet obstiné de juge continue à nous poursuivre.
Satisfait de la qualité de l'herbe et des roseaux sucrés, Vent du Nord sommeillait.
— Les dieux, concéda Bébon, ce n'est quand même pas rien. En portant leurs masques, je n'imaginais pas leur puissance. Des crocodiles amicaux, des flèches de feu, la liberté...
La vie m'apparaît de plus en plus mystérieuse.