27.
Irrigué par un vaste lac, sorte de mer intérieure, le Fayoum était une région verdoyante, réserve de chasse et de pêche. De gigantesques travaux entrepris au Moyen Empire avaient permis de transformer le site en un paradis luxuriant.
À l'entrée du Fayoum, la pyramide du pharaon Amenemhat III 1 montait une garde vigilante pour éloigner les mauvais esprits et garantir la prospérité de cette riche province.
Dominant le grand canal qui amenait les eaux du Nil, elle rappelait la gloire d'une époque prospère que magnifiait également un immense temple dédié au Ka du pharaon et à Sobek, le dieu crocodile. S'inspirant de l'ensemble architectural de Djéser, à Saqqara, l'édifice comprenait de nombreuses cours bordées de chapelles à toit voûté, des antichambres à chicanes, des sortes de cloîtres, des couloirs occultés dans la maçonnerie, et ressemblait à un véritable labyrinthe 2 où seule l'âme justifiée du pharaon pouvait trouver le juste parcours.
— Voici le premier lieu de puissance, précisa Nitis. Jadis, les génies de toutes les provinces se rassemblaient ici afin de reconstituer le corps d'Osiris et de permettre ainsi la résurrection du roi.
— Intentions louables, commenta Bébon, mais l'endroit me semble abandonné et peu rassurant.
1. 1842-1797 av. J.-C. (XII' dynastie).
2. C'est le nom que lui donneront les Grecs.
117
LA VENGEANCE DES DIEUX
Kel franchit le premier le portail d'accès, passant brusquement de la lumière du jour à la pénombre. Il se heurta à un mur, fut obligé d'emprunter un passage étroit et découvrit une première cour bordée de colonnades.
Un silence pesant régnait sur les lieux.
Nitis se porta à la hauteur du scribe.
— Ce sanctuaire semble vide.
— Là, regardez ! cria Bébon.
Au pied d'une colonne, un cobra noir d'encre à la tête petite et luisante, et à l'affreux museau large.
— Sa morsure est mortelle, indiqua la prêtresse, et il n'existe pas de conjuration capable de le clouer au sol. Surtout, pas de mouvement brusque.
Le prédateur fixait ses proies.
— Ce n'est pas un reptile ordinaire, estima le scribe.
De fait, les yeux du serpent flamboyaient d'une lueur rouge anormale. Il regardait tour à tour chacun des intrus, comme s'il hésitait à choisir sa victime.
— Nous devrions partir, suggéra Bébon.
— Il n'attend qu'une tentative de fuite. Je t'en prie, reste immobile.
La langue du cobra avait entamé une danse furieuse. Péné-
trant l'esprit des humains, captant leur peur, il ondula vers eux.
Nitis implora son maître défunt de les protéger. Les dieux ne pouvaient pas les abandonner ici, au sein d'un temple, et briser leur recherche de la vérité!
Surgissant de la colonnade, une mangouste s'interposa entre le trio et le reptile. Grand amateur d'oeufs de cobra, le rat de Pharaon s'était roulé dans la boue et l'avait laissée sécher afin de se protéger avec cette épaisse cuirasse.
Reconnaissant son pire adversaire, le cobra se figea. Malgré sa petite taille, la mangouste se montrait d'un courage extraordinaire et misait sur sa vivacité.
— En elle s'incarne le dieu Atoum, rappela Nitis. Il naît à chaque instant de l'océan des origines, à la fois Être et Non-être.
La mangouste tourna autour du cobra, cherchant un angle 118
LA DIVINE ADORATRICE
d'attaque. L'un et l'autre savaient qu'ils n'auraient droit qu'à une seule morsure, précise et mortelle.
Le cobra se détendit, Nitis ferma les yeux.
S'il tuait la mangouste, les dieux les abandonneraient et le mensonge triompherait.
— Elle lui a échappé, constata Bébon.
Et le petit mammifère se lança à l'assaut, profitant d'un instant d'hésitation du reptile.
D'un bond hallucinant, il s'agrippa à l'arrière de sa tête et planta ses crocs.
Une série de soubresauts, un ultime spasme, et la mort.
La mangouste avait triomphé.
— Les dieux vous protègent, déclara un prêtre âgé, le crâne rasé et vêtu d'une robe de lin blanc à l'ancienne.
Bébon ne savait pas d'où il sortait. Inquiet, il se retourna.
Personne d'autre.
— Êtes-vous le gardien de ce temple? demanda Nitis.
— J'ai cet honneur.
Traînant le reptile, la mangouste quittait les lieux.
— Je m'appelle Nitis, Supérieure des chanteuses et des tisserandes de la déesse Neit de Saïs. Mon maître fut le défunt grand prêtre Wahibrê.
Le gardien parut affligé.
— Ainsi, Wahibrê nous a quittés ! Une perte immense.
C'était un homme sage et droit, un authentique « juste de voix ». Instruit de tous les écrits sacrés, il possédait une science digne d' Imhotep. Pourquoi vous a-t-il envoyée ici ?
— J'ai besoin de l'aide de Neit, liée à la puissance du crocodile Sobek.
Le visage du vieux prêtre se ferma.
— En ce temple s'exprime le Ka, et lui seul. Les affaires humaines ne le concernent pas.
— Atoum a terrassé le serpent des ténèbres, rappela Nitis.
Négligeriez-vous ce signe du ciel ?
Le gardien du labyrinthe réfléchit longuement.
119
LA VENGEANCE DES DIEUX
— Je n'ai plus l'habitude de recevoir des visiteurs. Ces lieux sont consacrés au silence, à la méditation et au souvenir.
— Mes compagnons et moi-même sommes à la recherche de la vérité. Sans votre appui, nous échouerons.
— Puisque les dieux vous assistent, je ne me déroberai pas.
Ce que vous cherchez se trouve peut-être à proximité de Shé-
dit, la capitale du Fayoum. Sobek habite-t-il encore son lac? Je l'ignore. Si tel est le cas, votre aventure s'arrêtera là. Car nul n'échappe à la gueule du crocodile. Montant des eaux souterraines, il façonne le nouveau soleil et dévore le périssable.
Adieu, prêtresse de Neit.