17.
Imperturbable, le ministre des Finances fixa son agresseur.
— Ainsi, vous êtes bien un assassin.
— Je n'ai encore commis aucun crime. Vous, en revanche, avez ordonné un massacre.
— Vos preuves ?
— L'enlèvement et la séquestration de la prêtresse Nitis.
— La Supérieure des chanteuses et des tisserandes de Neit ?
— Elle-même.
— Vous divaguez, mon garçon !
— Inutile de nier, Péfy. J'ai retrouvé la trace des mercenaires grecs qui l'ont enlevée et je sais qu'elle est détenue dans votre somptueuse villa de Memphis.
Le ministre parut troublé.
— Absurde ! J'éprouve une grande estime pour cette femme remarquable et je suis fier de l'avoir aidée à vivre sa vocation. Le grand prêtre défunt espérait qu'elle lui succéderait, mais le roi en a décidé autrement. Regrettable erreur, à mon avis. Tôt ou tard, elle sera réparée.
— Trêve de beaux discours, Péfy ! Vous ne songez qu'à renverser Amasis et à prendre sa place. Aussi avez-vous conçu un plan diabolique en me choisissant comme parfait coupable !
J'aurais dû être arrêté, jugé rapidement et condamné à mort.
71
LA VENGEANCE DES DIEUX
Et me voici libre, face à vous. Vous attaquer à Nitis fut stupide.
Vous me transformez en prédateur impitoyable.
— Seriez-vous... amoureux d'elle ?
— Nous sommes mariés.
— Nitis, épouse d'un assassin ! À moins... à moins que vous ne soyez innocent et qu'elle s'acharne à le prouver !
— N'essayez pas de jouer au plus fin. Nous nous rendons ensemble à votre villa, et vous ordonnez aux mercenaires grecs de la libérer. Sinon, je vous le répète, je vous tue.
— Vous vous trompez, Kel. Je n'ai ni fomenté un complot contre le pharaon ni organisé l'enlèvement de Nitis.
— Je m'attendais à ce mensonge. Ne misez pas sur ma naïveté, Péfy. En m'invitant à votre banquet, moi, un jeune scribe novice qu'un médecin a drogué selon vos instructions, vous pensiez parvenir à vos fins, sans supposer que j'échapperais au juge Gem, votre complice.
— Vous le connaissez mal ! Il a consacré son existence à rechercher la vérité et à châtier les coupables. Personne, pas même le roi, ne réussirait à l'influencer.
— Vous continuez à me considérer comme un simple d'esprit !
— Au contraire, je m'interroge. Seriez-vous victime d'une effroyable machination ?
— Très habile, ministre Péfy ! Vos doutes et votre compas-sion me bouleversent.
— Réfléchissez, Kel. Je suis âgé, riche et respecté, et j'ai fidèlement servi le pharaon pendant de longues années. Bientôt, il me remplacera. Et mon unique souci, aujourd'hui, consiste à restaurer le temple d'Abydos et à célébrer le culte d'Osiris. La maison de la mort, la demeure d'éternité, n'appartient-elle pas à la vie ? Je n'approuve pas la politique d'Amasis, trop favorable aux Grecs, et je ne cache pas mes opinions. Le pouvoir et la politique ne m'intéressent plus, l'Égypte prend un mauvais chemin, et je n'ai pas la capacité de m'y opposer. Grâce à ma position et à ma fortune, j'encourage les artisans qui s'inspirent de l'âge d'or des pyramides et maintiennent la tradition.
72
LA DIVINE ADORATRICE
Si le roi ne réclame pas ma démission, je la lui donnerai et me retirerai en Abydos, auprès d'Osiris. Voilà ma véritable ambition.
Désorienté, Kel serra son couteau.
— Vous tentez de me charmer, à la manière d'un magicien !
Abydos abrite une caserne de mercenaires grecs que vous avez engagés pour enlever Nitis.
— Amasis exige leur présence dans un maximum de localités, grandes ou petites. D'après lui, la sécurité des Deux Terres est à ce prix.
— En douteriez-vous ?
— Je gère les finances du pays et son agriculture, non sa stratégie défensive.
Le ministre se leva.
— Afin de vous démontrer mon innocence, rendons-nous à la villa.
— Enfin, vous avouez ! Au moindre geste déplacé, au moindre appel au secours, je vous poignarde.
— Je vous confie une palette de scribe, et vous marcherez deux pas derrière moi. Sur le nom de Pharaon, je vous jure de ne pas vous livrer à la police.
Ce serment ébranla le jeune homme. Péfy connaissait les conséquences d'une violation de la parole donnée : âme déchi-quetée par les démons et condamnée au néant. Le ministre était-il assez cynique et pervers pour s'en moquer?
Il lui donna une palette.
Kel l'accepta.
— Pendant le séjour du gouvernement à Memphis, expliqua Péfy, je ne me suis pas rendu à ma villa et j'ai habité l'un des appartements de fonction du palais. Si des événements anormaux se sont produits chez moi, nous le découvrirons ensemble.
Le ministre semblait sincère.
Tendait-il un nouveau piège ?
— Allons-y, décida Kel.
Péfy ouvrit la porte.
73
LA VENGEANCE DES DIEUX
Face à lui, le capitaine, des marins et des soldats. Un mot, un signe du ministre, et Kel était abattu.
— Tout va bien, confirma le haut dignitaire.
— Cet homme... Pourquoi s'est-il engouffré dans votre cabine ? demanda le capitaine.
— C'est un émissaire d'Abydos en proie à de graves menaces de la part d'une bande de malfaiteurs. Il tenait à m'avertir personnellement et redoutait d'être intercepté. Je l'emmène à ma villa afin d'y consulter des documents. Notre départ sera donc retardé.
— Quand comptez-vous revenir ?
— Le plus tôt possible.
— Désirez-vous une escorte ?
— Ce ne sera pas nécessaire.
Estomaqué, Bébon vit le ministre des Finances descendre lentement la passerelle, suivi d'un scribe portant une palette.
Kel paraissait libre de ses mouvements.
— Incroyable, murmura le comédien. Il ne menace même pas son otage ! Que lui a-t-il raconté?
Méfiant, Bébon s'attendait à une intervention des forces de l'ordre.
Le ministre et le scribe passèrent à quelques pas de lui et de Vent du Nord, qui joua à la perfection les indifférents.
Pas de suiveur.
Le comédien et l'âne prirent le duo en filature, à bonne distance. Si des policiers tentaient d'arrêter Kel, ils interviendraient.
Mais aucun incident ne se produisit.
Et le ministre, accompagné du scribe, atteignit sa belle villa où Nitis était retenue prisonnière.