46.

Bébon ne regrettait pas les longues heures, en compagnie de Kel, passées à nager sous l'eau jusqu'à épuisement. Devenus de véritables poissons, les deux garçons reprenaient rarement leur souffle et parcouraient de longues distances.

Aujourd'hui, cet entraînement intensif lui sauvait la vie.

Bébon émergea à l'extrémité du quai, aspira une grande goulée d'air et s'éloigna davantage du bateau de la police.

À bonne distance, il escalada la berge.

Un éclat de rire le fit sursauter.

Assis sur une butte, un gamin le regardait.

— Pourquoi suis-je si amusant, petit ?

— Tu es tout rouge !

Du limon.

Du limon charrié par le Nil, en provenance du grand Sud.

Autrement dit, l'arrivée de la crue. Pendant plusieurs jours, en raison de la puissance du flot, impossible de naviguer. Et l'eau, chargée de cette boue fertile, à l'origine de la prospérité des Deux Terres, ne serait plus potable.

Voilà qui compliquait singulièrement la tâche des voyageurs et facilitait celle de la police ! Elle n'aurait qu'à surveiller les chemins de terre.

Nitis et Kel avaient-ils réussi à sortir du temple ? Conscient des risques, Bébon marcha en direction de l'enceinte.

Au principal poste de garde, les soldats discutaient ferme.

199

LA VENGEANCE DES DIEUX

Le comédien s'adressa à une sentinelle.

— J'aimerais proposer mes poireaux au responsable des achats.

— Ce n'est pas le jour, mon gars !

— J'ai fait un long chemin.

— Le temple est bouclé pour une durée indéterminée.

— Que se passe-t-il ?

— Des brigands se sont échappés, paraît-il. Ne reste pas là, retourne chez toi.

Excellente nouvelle !

Mais le jeune couple, constatant l'arrivée de la crue, serait désemparé. Une seule solution : trouver une caravane passant par le désert et s'y inclure comme marchands. La présence de Vent du Nord les y aiderait. La prêtresse et le scribe auraient-ils cette bonne idée ?

Bébon se rendit au centre de la ville ; constamment sur ses gardes, il redoutait d'être identifié et interpellé. Humilié et furieux, le capitaine avait dû lancer une nuée de policiers à ses trousses.

Il obtint aisément le renseignement recherché : le lieu de repos des caravaniers entre deux étapes.

***

Debout, très raide face au juge Gem, le capitaine de bateau de la police fluviale se décomposait à vue d'oeil.

— Un scandale au temple, une femme médecin et un blessé grave qui disparaissent et que vous auriez amenés à Lycopolis... J'aimerais comprendre.

— C'est simple... et compliqué.

— Tentez de résoudre cette contradiction, capitaine.

— C'est simple et...

— Compliqué, vous venez de le dire. Alors, simplifiez.

Le capitaine se jeta à l'eau.

— Je dois vous fournir des informations désagréables.

— Surtout, ne vous gênez pas.

200

LA DIVINE ADORATRICE

— Un agent spécial, agissant sur ordre du chef des services secrets Hénat, m'a demandé de le conduire à Lycopolis en compagnie de son supérieur, gravement blessé lors d'une embuscade tendue par le scribe Kel et ses complices.

— Hénat... Son nom a bien été prononcé ?

— Affirmatif.

— En réalité, cet homme vous a abusé.

Le capitaine baissa les yeux.

— Je le crains.

— Et vous n'avez pas vérifié ses dires?

— J'ai envoyé un messager à Saïs, mais ce simulateur m'a faussé compagnie.

Le juge Gem grommela.

— Déplorable.

— Déplorable, confirma le capitaine. Néanmoins, je ne considérais pas le fait de sauver un policier en danger de mort comme une faute.

— Dans les circonstances actuelles, votre naïveté en est une. À l'avenir, montrez-vous vigilant.

— Vous... vous ne me renvoyez pas ?

— Si, à votre poste. Et ne commettez plus d'erreur.

Peu importait la stupidité du capitaine. Kel, Nitis et Bébon étaient bien vivants et faisaient preuve d'une redoutable habileté.

Une étrange idée vint à l'esprit du juge. L'habile comédien

– forcément Bébon – avait-il inventé une histoire ou était-il réellement au service de Hénat ? Espion infiltré, aux ordres du chef des services secrets, il demeurait aux côtés du scribe Kel afin de découvrir la totalité de ses complices et l'étendue de son réseau.

Ce genre de coup tordu portait la marque de Hénat, habitué à jouer en solitaire et incapable de collaborer avec la justice.

Peut-être le magistrat pouvait-il tirer avantage de la situation. En tout cas, il ne fournirait plus aucune information à Hénat et mènerait sa propre barque.

201

LA VENGEANCE DES DIEUX

***

Kel et Vent du Nord demeurant en retrait, Nitis s'engagea sur le quai. Elle comptait repérer les bateaux de la police et tenter de savoir si Bébon était détenu à bord de l'un d'eux.

Énervés, de nombreux soldats allaient et venaient.

Elle aborda un gradé à la fière allure.

— Je devais livrer des légumes, mais l'on m'a dit qu'un prisonnier venait de s'évader et que personne ne pouvait accé-

der aux bâtiments pendant les recherches.

— Exact, jeune dame. Retourne chez toi et n'en bouge pas avant nouvel ordre. Sinon, tu auras des ennuis.

Soumise, Nitis s'éloigna et rejoignit le scribe.

— Bébon leur a échappé, lui apprit-elle. Et j'ai aperçu quantité d'insectes sautillant à la surface des eaux et produisant un bruit caractéristique' : voués à la déesse Neit, ils annoncent l'arrivée imminente de la crue.

— Le fleuve ne sera donc plus navigable ! Restent les chemins de terre.

— Armée et police empêcheront tout accès à Thèbes, objecta Nitis. Emprunter une route normale devient impossible.

Seul Vent du Nord ne paraissait pas abattu. Les oreilles dressées, il désirait quitter les lieux.

— Suivons-le, recommanda la prêtresse.

L'âne contourna la ville, empruntant des sentiers qui longeaient des cultures, puis revint vers le faubourg de l'est.

Dans une palmeraie, une centaine d'ânes et de nombreux marchands en tuniques colorées.

— Une caravane ! constata Kel. Le seul moyen d'échapper aux contrôles. Mais prendra-t-elle la direction du sud ?

Le trio s'approcha. Un gardien lui barra le passage.

— Nous voudrions voir le patron, demanda le scribe.

1. Il s'agit d'une sorte de coléoptère, l'Agrypnus notodanta.

202

LA DIVINE ADORATRICE

Il s'appelait Hassad, avait une quarantaine d'années, était syrien et portait une petite moustache.

— Pouvons-nous connaître votre destination ?

— Nous allons à Coptos en passant par le désert. De là, nous nous rendrons jusqu'à la mer Rouge.

Coptos, au nord de Thèbes, non loin de la cité d' Amon

— Nous acceptez-vous parmi vous ?

Hassad ne parut guère enthousiaste.

— Ma caravane ne comprend que des marchands professionnels. Ils partagent les bénéfices... et les frais.

Nitis présenta un magnifique lapis-lazuli.

— Cette pierre suffira-t-elle ?

Les yeux du patron s'écarquillèrent.

— Ça devrait. Nous partons après le déjeuner. Vous et votre âne marcherez à l'arrière, juste devant le surveillant.

— Entendu.

Kel et Nitis s'assirent à l'écart. On leur apporta des galettes remplies de fèves et de salade.

— Bébon aura-t-il le temps de nous rejoindre ? s'inquiéta le scribe.

— Si tel n'est pas le cas, il nous rattrapera en cours de route, promit Nitis.

* * *

Depuis plusieurs heures, Bébon passait de cache en cache afin d'échapper aux soldats. Le juge Gem avait ordonné une fouille systématique de Lycopolis et n'épargnait même pas le temple. À la tombée de la nuit, les recherches cessèrent et le comédien put enfin se rendre à l'oasis où stationnaient les caravaniers.

Déserte.

Adossé à un puits, un vieillard mastiquait des oignons.

— Y a-t-il eu un départ aujourd'hui? questionna Bébon.

— Direction Coptos.

203

LA VENGEANCE DES DIEUX

— As-tu aperçu un jeune couple et un âne?

Le vieillard eut un drôle de sourire.

— Une sacrée belle fille ! À sa place, j'aurais évité cette caravane-là. Le patron, Hassad, est un tordu. Et il déteste les femmes.