61.
Favori', le chien de la Divine Adoratrice, quémanda une caresse. Aussitôt, Jongleur, le petit singe vert, lui mordilla la queue, inaugurant une belle séance de jeux. Ces deux fidèles compagnons réjouissaient le coeur de la Divine Adoratrice 2.
Vouée au culte d'Amon, son époux divin, elle n'avait pas d'enfant. Son mariage symbolique garantissait la pérennité de la création et repoussait le chaos. Représentante terrestre du principe féminin primordial, Mère de tous les êtres, la Divine Adoratrice avait partagé le secret d'Amon lors de son couronnement, et leur communion, grâce à la pratique quotidienne des rites, ne subissait aucune altération.
« Douce d'amour », « Maîtresse du charme », « Riche de faveurs », « Régente de toutes les femmes », la souveraine gou-vernait le cosmos et la terre entière. Remplissant les salles du temple du parfum de sa rosée, elle possédait une voix enchan-teresse et jouait une musique céleste.
1. « Son favori (ou : celui dont elle fait des louanges) en rectitude ».
2. Elle se nommait Ânkh-nes-nefer-ib-Râ, « Que le roi vive pour elle (ou : la vie lui appartient), le coeur de la lumière divine (Râ) est en perfection », Héqat-neferou-merit-Mout, « Régente de la perfection, aimée de Mout (l'épouse divine d' Amon, dont le nom signifie à la fois 'mère" et "mort" ) ». A l'instar des pharaons, ces noms étaient inscrits dans un cartouche. Cette femme d'exception occupa la plus haute fonction sacerdotale thébaine pendant une soixantaine d'années.
271
LA VENGEANCE DES DIEUX
Comme chaque matin, elle fut purifiée et vêtue d'une longue tunique serrée à la taille par une ceinture. Un prêtre enserra son front d'un bandeau rouge que retenait, à l'arrière, un noeud d'où sortaient deux bandeaux flottant sur les épaules.
En dépit de son grand âge, la Divine Adoratrice bénéficiait d'une excellente santé, nourrie d'une énergie inépuisable. La fréquentation des divinités effaçait le temps, l'allure majestueuse et la beauté de la prêtresse demeuraient intactes.
N'éprouvant pas la nostalgie de la jeunesse, elle remerciait Amon de lui avoir accordé tant de bonheur.
— Pas de curieux ? demanda-t-elle au ritualiste en chef.
— Majesté, le temple est hermétiquement clos.
La Divine Adoratrice se dirigea vers le « Rayonnant des monuments' », le sanctuaire édifié par Thoutmosis III et destiné à l'initiation des grands prêtres de Karnak. Ici lui avaient été dévoilés les grands mystères de la mort, de la résurrection et de l'illumination.
Elle s'arrêta devant une statue-cube représentant le grand sage Amenhotep, fils de Hapou, lisant un papyrus déroulé sur ses genoux. Animée d'une vie surnaturelle, elle devait être purifiée de sorte qu'aucune infection ne souille le granit. Aussi la Divine Adoratrice versa-t-elle de l'eau provenant du lac sacré, reflet terrestre de l'océan primordial.
Puis un prêtre lui tendit une torche et ouvrit le chemin jusqu'à un brasier. Un autre ritualiste lui présenta une broche.
Piquée à son extrémité, une figurine en cire de révolté, tête tranchée, mains liées derrière le dos.
La Divine Adoratrice la jeta au feu.
Les crépitements ressemblèrent aux gémissements d'un torturé.
L'ennemi calciné, elle banda son arc et simula le lancer d'une flèche aux quatre points cardinaux. Le rite brisa les forces du mal, les empêchant d'obscurcir le ciel et le rayonnement des dieux.
1. Akh-menou.
272
LA DIVINE ADORATRICE
La route de ceux qu'elle attendait se dégageait enfin. Après avoir surmonté quantité d'épreuves, ils atteignaient le territoire thébain. Pourtant, nombre de dangers subsistaient, et la réussite de leur mission n'était pas acquise.
La flamme s'éteignit.
D'un pas lent, la Divine Adoratrice marcha en direction de deux chapelles dédiées à Osiris qu'elle avait fait construire le long du chemin menant au temple de Ptah. Empruntant une petite allée pavée, elle pénétra dans celle d'Osiris, «maître des aliments' ».
Associé à la fête de régénération de l'âme royale, le dieu lui offrit les nourritures spirituelles et matérielles. Ainsi voyait-on représenté le pharaon Amasis, suivi de son Ka, sa puissance de création, et accédait-on aux pavillons dressés à l'occasion de ce cérémonial. Le roi offrait du vin à Amon-Râ, accompagné de Maât, et la Divine Adoratrice recevait des mains du dieu les sistres dont les vibrations dispersaient les forces maléfiques.
Crachant du feu, des serpents cachaient ces mystères aux profanes que mettaient en pièces de terrifiants gardiens à tête de crocodile ou de rapace, armés de couteaux.
Au coeur du sanctuaire s'accomplissait le couronnement d'Osiris, selon les rites d'Abydos. La Divine Adoratrice venait souvent les vivre en esprit, se préparant à franchir les portes de l'invisible.
Son grand intendant, ami et confident Chéchonq était associé à sa démarche puisqu'il figurait sur une paroi de cette chapelle.
II y attendait sa souveraine, à l'abri des regards.
— Majesté, le chef des services secrets a quitté Thèbes, croyant à votre fin prochaine. Ne vous considérant plus comme un danger, il a décidé de rentrer à Sais.
— Son réseau, lui, reste en place.
— Il ne m'inquiète guère, car je connais tous ses membres.
Peu actif. leur chef ne devrait pas nous causer de graves ennuis.
1. Neb djefaou.
273
LA VENGEANCE DES DIEUX
En revanche, l'arrivée du juge Gem et d'une nuée de policiers me soucie. Lors de notre rencontre, je tâcherai de connaître son plan d'action.
— Sois extrêmement prudent. Obstiné et méticuleux, ce haut magistrat ne relâchera pas ses efforts. Or les voyageurs espérés s'approchent de nous.
— Ils seraient donc vivants !
— Les dieux les ont protégés. L'ultime étape s'annonce difficile et périlleuse, le moindre faux pas les condamnera.
— S'il vous estime mourante, le juge Gem ne renoncera-t-il pas à poursuivre ses investigations ?
— Son obsession consiste à arrêter le scribe Kel. Et nul ne le fera renoncer.
— J'espérais un répit après le départ de Hénat, déplora le grand intendant. Il faut peut-être se préparer à pire ! Contacter le scribe et ses amis sera particulièrement délicat.
— Tu as déjà résolu beaucoup de problèmes insolubles, Chéchonq.
— La confiance de Votre Majesté m'honore, mais je ne me suis jamais heurté à la police et à la justice du roi Amasis !
— Tu disposes d'un trésor inestimable : l'expérience. Face à la brutalité, tu utiliseras la ruse.
— Le juge Gem m'en laissera-t-il le temps ? II ne manquera pas de tendre des pièges, et le scribe Kel risque d'y tomber.
— Tente de les déjouer et de libérer le chemin de Karnak.
Nous pouvons encore sauver l'Égypte.
— Je ferai l'impossible, Majesté.
Le léger sourire de la Divine Adoratrice bouleversa le grand intendant. II admirait sa noblesse innée, sa dignité exemplaire et son rayonnement inégalable. Pour la servir et ne pas la décevoir, il donnerait sa vie.