52.
Hénat avait passé une délicieuse journée. Son logement de fonction était une vaste villa, à une demi-heure du palais du grand intendant Chéchonq. Une cohorte de domestiques répondait à ses moindres désirs, un cuisinier lui servait ses plats préférés, barbier, manucure et masseur se tenaient à sa disposition.
Un bassin purifié par des lotus lui avait donné l'occasion de nager, et il s'était endormi à l'ombre d'une pergola. À son réveil, de la bière fraîche et légère.
— Votre excellence désire-t-elle autre chose ? lui demanda une délicieuse brunette vêtue d'un petit pagne.
— Pas pour le moment.
Mutine, elle s'éclipsa.
Sans doute un cadeau du grand intendant !
Ces moments de détente inespérés montraient au chef des services secrets l'étendue de sa fatigue. Depuis plusieurs années, il ne s'était pas accordé le moindre repos, tant les tâches et les soucis l'accablaient. Cette brusque rupture le déstabilisait en lui dévoilant des aspects de l'existence auxquels il n'avait pas songé.
Thèbes la tentatrice... Non, il ne céderait pas à ce mirage !
L'habile Chéchonq, lui-même bon vivant, ne lui ferait pas oublier sa mission.
229
LA VENGEANCE DES DIEUX
À la tombée du jour, un émissaire du grand intendant le convia à dîner au palais du patron de l'administration thébaine.
Illuminée et parfumée, la salle à manger accueillait une dizaine de convives. Ils se levèrent tous à l'entrée de Hénat.
— Directeur du palais royal, déclara Chéchonq, visible-ment ravi, je vous présente mes principaux collaborateurs et leurs épouses. Nous sommes enchantés de recevoir l'envoyé du pharaon Amasis et tenons à lui faire honneur.
À côté de ce banquet officiel, le dîner de la veille ressemblait à une collation ! Trois entrées, quatre plats principaux et deux desserts furent agrémentés de danses d'une exquise sen-sualité. Trois jeunes danseuses, uniquement parées d'une ceinture d'améthystes, développèrent de gracieuses figures, accompagnées d'un orchestre féminin composé d'une harpiste, d'une luthiste et d'une flûtiste.
« Amasis aurait apprécié cette réception digne d'un roi ! »
songea Hénat.
Chéchonq pria le scribe du Trésor d'exposer à leur hôte la manière dont il gérait les finances de la province thébaine. Puis ce fut le tour du scribe des champs de préciser les modalités de sa politique agricole, en insistant sur les réserves de céréales prévues en cas de mauvaise crue. Quant au supérieur des artisans, il vanta leur conscience professionnelle et leur dévouement au domaine d' Amon. Le responsable des échanges commerciaux, lui, se félicita de la quantité de bateaux circulant entre le Nord et le Sud et de la rapidité des livraisons.
Bref, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et Thèbes vivait heureuse sous le règne d'Amasis.
En dépit de l'extraordinaire qualité des vins, Hénat prit soin de boire peu. Au terme de cette ronronnante soirée, les dignitaires de l'administration thébaine saluèrent le directeur du palais et le remercièrent de sa présence.
— La maison vous convient-elle ? s'inquiéta Chéchonq.
— Elle me paraît parfaite, répondit Hénat.
— C'est bien certain ?
— Certain.
230
LA DIVINE ADORATRICE
— Le personnel vous donne-t-il entière satisfaction ?
— Il est parfait, lui aussi.
— N'hésitez pas à me signaler le moindre problème. Je le résoudrai immédiatement.
— Soyez-en remercié, Chéchonq. Ce séjour thébain est un enchantement, mais j'ai une mission à remplir : m'entretenir avec la Divine Adoratrice.
— Je ne l'oublie pas, cher Hénat !
— À demain, grand intendant.
***
Hénat se leva de bonne heure. On lui servit aussitôt du lait tiède et de fines galettes au miel, un aliment rare et coûteux.
La première heure de la matinée était exquise. Ensuite viendrait la lourde chaleur, contraignant hommes et animaux à se protéger des ardeurs du soleil.
— Que souhaitez-vous au déjeuner? demanda le cuisinier.
— Côte de boeuf et salade.
Le blanchisseur apporta une tunique neuve, le barbier le rasa délicatement et le parfumeur lui fit choisir sa fragrance.
Le chef des services secrets s'installa au bord du bassin en attendant Chéchonq. En fin de matinée, voire l'après-midi, Hénat parlerait à la Divine Adoratrice et lui transmettrait les directives d'Amasis. Si l'accueil de la vieille prêtresse était aussi chaleureux que celui de son grand intendant, l'entretien serait cordial et fructueux.
Les heures passèrent.
Hénat déjeuna du bout des lèvres, puis arpenta le jardin.
Enfin, Chéchonq !
— Je vous invite à un banquet où seront présents les principaux scribes préposés aux offrandes, annonça le grand intendant. Ils vous expliqueront en détail comment fonctionne l'économie de Karnak et des temples de la rive ouest.
— Passionnant. Quand pourrai-je voir la Divine Adoratrice ?
231
LA VENGEANCE DES PIEUX
— Allons nous asseoir à l'ombre.
Chéchonq paraissait embarrassé.
Un serviteur s'empressa d'apporter de la bière.
— La Divine Adoratrice refuserait-elle de me recevoir?
s'inquiéta Hénat.
— Évidemment non ! Il s'agit d'un simple contretemps. Et je vous dois la vérité : moi-même, aujourd'hui, je n'ai pu la rencontrer. Nous avions pourtant prévu d'aborder de nombreux sujets relatifs à la gestion de son domaine.
— Cet incident s'est-il déjà produit ?
— Rarement.
— Pour quelle raison ?
La gêne du grand intendant s'accentua.
— La Divine Adoratrice attache davantage d'importance aux tâches rituelles qu'aux soucis matériels. Mon devoir consiste d'ailleurs à l'en délivrer, à condition d'obtenir son accord à propos des décisions majeures.
Hénat ne cacha pas son scepticisme.
— Me dites-vous toute la vérité, Chéchonq?
Le grand intendant baissa les yeux.
— Il faut comprendre la situation, Hénat. La Divine Adoratrice est une très vieille dame à la santé fragile. Remplir l'ensemble de ses obligations devient difficile, et je ne m'autorise pas à la brusquer.
— Je comprends.
— J'ai déposé votre demande d'audience par écrit. Quand j'obtiendrai une réponse, je vous avertirai immédiatement. En attendant, je mets à votre disposition une chaise à porteurs.
Thèbes offre tant de merveilles que vos prochaines journées seront bien remplies ! À ce soir, cher ami. Mes subordonnés sont impatients de vous connaître.
Hénat demeura étrangement calme.
Soit Chéchonq mentait, et la Divine Adoratrice refusait de voir l'envoyé de Pharaon; soit ses confidences reflétaient la réalité, et la vieille dame était réellement souffrante, voire agonisante. En ce cas, elle ne serait d'aucun secours au scribe Kel.
232
LA DIVINE ADORATRICE
Le chef des services secrets continuerait de jouer le rôle de l'hôte satisfait, de manière à ne pas susciter la méfiance du grand intendant.
Une tâche urgente s'imposait : contacter ses agents thé-
bains et vérifier les déclarations de Chéchonq.